Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Empire (premier) (suite)

Pour le plus grand nombre, le dénominateur commun, c’est, avec des conditions de travail très dures (10 à 12 heures de travail), un statut juridique qui non seulement fait d’eux, comme on l’a vu, des inférieurs, mais les tient à l’écart d’une société qui les suspecte. Le livret ouvrier, puissant moyen de pression patronale, en est la marque ; qui l’égare est exposé à finir dans un dépôt de mendicité, forme policière de l’assistance. Coalitions et grèves sont interdites ; les articles 414 et 416 du Code pénal reprennent à cet égard les stipulations de la loi Le Chapelier. Divisé, peu organisé, sans chef, le monde du travail est condamné à son sort. Les quelques mouvements tentés çà et là sont très vite réduits par la violence la plus extrême. Mais, la plupart du temps, le salarié réagit d’abord en consommateur, et la politique de Napoléon, qui, en période de hausse excessive, maintient le prix du pain par des achats de grain, suffit à conserver le calme. La bourgeoisie sait gré à l’Empereur de tenir en respect ces hommes dont, dix ans plus tôt, elle craignait l’« anarchie ».

Cette bourgeoisie est méprisée par Napoléon. Selon lui, elle n’a montré que « corruption et versatilité », elle n’a déployé « dans les dernières crises ni talent, ni caractère, ni vertu ». Mais il la sait seule force sociale existante pour soutenir son régime. Par la formation d’une nouvelle hiérarchie, il joue avec ses divisions pour la mieux maîtriser. L’Ancien Régime avait échoué dans ses tentatives d’adaptation à la nouvelle société, il n’avait pu intégrer à l’ancienne aristocratie les élites qui, au xviiie s., s’étaient dégagées par le talent, le mérite ou la fortune. Par la Légion d’honneur et par la noblesse impériale (1er mars 1808), Napoléon tente d’apporter une solution dont il espère tirer profit.

« Les honneurs permanents, la fortune légitime, honorable et glorieuse que nous voulons donner à ceux qui nous rendent des services éminents soit dans la carrière civile, soit dans la carrière militaire contrasteront avec la fortune illégitime, cachée, honteuse de ceux qui, dans l’exercice de leurs fonctions, ne chercheraient que leur intérêt. » Mais il y a aussi cet autre souci qu’il exprime à Cambacérès (Jean-Jacques Régis de Cambacérès [1753-1824]), en 1807 : « L’exécution de ce système est le seul moyen de déraciner entièrement l’ancienne noblesse. » En fait, il s’agit de réconcilier les deux Frances. Les ci-devant inculquent aux bourgeois les principes d’honneur qui leur sont familiers : « Un des moyens les plus propres à raffermir cette institution serait d’y associer les anciens nobles, avec des réserves et des modifications que la prudence commande. »

Les distinctions furent surtout dispensées aux militaires et aux fonctionnaires, ces nouveaux notables. « Les maîtres d’un peuple immense, selon l’expression de l’historien G. Lefebvre, de fermiers et de métayers, d’ouvriers, de domestiques et de fournisseurs » n’en eurent qu’une faible part. C’est pourtant dans la bourgeoisie industrielle que sont les « conquérants » du siècle. Un groupe d’hommes dont le dynamisme supplante celui des siècles passés apparaît. De modeste condition, ils se hissent en quelques années au premier rang de la société. Tels sont les Richard-Lenoir ou les Liévin Bauwens. François Richard-Lenoir (1765-1839) finit par avoir douze établissements textiles qui s’étendent sur douze départements. Sa fortune est estimée par le préfet de l’Orne à 6 millions, et son chiffre d’affaires atteint les 10 millions. Il a une envergure internationale et il travaille aussi bien avec les Italiens et les Espagnols que les Suisses ou les Allemands. Le préfet conclut : « Son commerce et ses manufactures augmentent tous les jours dans une progression incalculable. » Liévin Bauwens (1769-1822) profite de la Révolution pour agrandir un patrimoine modeste constitué par des entreprises de tannerie. Par la régie de biens nationaux ou la fourniture aux armées, il constitue un capital qui lui permet de se lancer dans l’entreprise textile. Ayant loué à bon compte les locaux dont il a besoin et qui sont des biens nationaux, il fait venir pièce à pièce les machines anglaises qui vont faire de lui le principal entrepreneur en coton de l’Empire. Il établit un véritable cartel et, seul capable de fournir les mule-jennys, il contrôle plus de dix filatures.

Pourtant, à trop citer le cas de ces hommes, on oublie qu’ils sont des modèles, non des types. Ceux-ci sont des bourgeois qui ont constitué leur fortune bien avant la Révolution et qui l’ont consolidée de 1789 à 1815 ; tel est l’exemple entre bien d’autres que fournit dans l’Isère la famille des Perier. Ce sont des bourgeois qui répugnent aux affaires aventureuses et qui, trop enclins à investir leurs bénéfices dans la terre, réflexe d’Ancien Régime, nuisent au démarrage économique.

À la campagne, ils retrouvent d’ailleurs cette noblesse d’Ancien Régime qui fut leur adversaire de 1789 et qu’ils découvrent avoir avec eux des intérêts communs, ceux des propriétaires. Profitant de la politique impériale de plus en plus conciliante à leur égard, les nobles ont commencé à rentrer d’émigration. Peu nombreux ont été ceux qui ont accepté de donner des leçons d’étiquette dans une cour impériale où l’on s’ennuie. Les plus nombreux ont retrouvé une propriété rurale tantôt préservée par quelque prête-nom, tantôt redonnée par l’administration impériale quand elle n’avait pas trouvé d’acheteurs. À l’inverse de ce qu’ils faisaient sous Louis XV ou Louis XVI, ils sont donc désormais présents sur leur terre. Dans la commune rurale, ils côtoient sans s’y mêler la bourgeoisie propriétaire ; ainsi est en train de naître une France des notables qui n’apparaîtra au plein jour qu’après la révolution de 1830.

Parmi les nobles rentrés, certains se sont ralliés ; pour se sauver de l’indigence ou satisfaire à la tradition qui fait du noble un soldat, ils ont plus volontiers servi dans l’armée que dans l’administration. Ils y ont retrouvé d’anciennes connaissances plus tôt converties à la Révolution. Ils tiennent de hauts commandements ; on sait par les travaux de Georges Six qu’un sur trois des généraux de l’Empire était noble. À l’époque de la Révolution, l’armée était un moyen de promotion sociale. C’est moins souvent le cas, et un Jean Roch Coignet (1776-1860) attendra longtemps l’épaulette. Napoléon réserve les grades d’officiers supérieurs non seulement aux nobles ralliés, mais aussi aux fils de bourgeois, souvent sortis des écoles militaires comme Saint-Cyr. Ces écoles, comme les états-majors de ses armées, doivent être un lieu de rencontre et de fusion entre élites anciennes et nouvelles, communiant dans le même respect de la personne impériale. L’ascension dans l’armée est aussi gênée par l’attitude des généraux et maréchaux de l’Empire. Ils réservent à leurs fils ou à leurs « clients » des grades qui assurent, avec la prééminence sociale, l’argent. Les gratifications sont importantes : on estime que plus de 16 millions de francs de rente furent ainsi versés aux généraux ; Ney à lui seul en reçut pour 800 000 francs, et un Berthier disposait d’un revenu annuel d’un million de francs.