élites (suite)
Si l’on s’en tient aux données de fait et aux sociétés contemporaines, il paraît pour le moins abusif d’affirmer que l’élite est une. On peut sans peine noter les gouvernants, les hauts fonctionnaires, les directeurs des grandes entreprises, les chefs syndicaux, les intellectuels, les responsables des communications de masse, etc. Pour que ces élites constituent un bloc uni, il faudrait supposer que, partout et toujours, leurs membres soient d’accord sur les fins et les moyens. Une telle position est insoutenable dans n’importe quel système social. Il s’ensuit qu’il est question non pas de nier une pluralité évidente, mais de déterminer dans quelle mesure une société permet à cette pluralité de se manifester. Autrement dit, la distinction essentielle porte sur les systèmes politiques qui admettent le pluralisme des intérêts, des ambitions et des fins, et organisent leur confrontation dans un cadre légal, et les systèmes politiques qui usent de la force pour imposer une interprétation unique.
La circulation des élites
Comment se recrutent les élites ? Deux positions extrêmes s’affrontent. Les uns, aussi bien Pareto que les marxistes, considèrent que les élites sont fermées et ne peuvent se renouveler que par une révolution ; les pessimistes en concluent qu’une révolution est simplement le remplacement d’une élite par une autre ; les optimistes espèrent la disparition de toute élite. Les autres pensent que les élites se recrutent en fonction du mérite et sont donc soumises à un renouvellement perpétuel : le système social sélectionne les plus aptes pour les porter au sommet de la hiérarchie.
L’une et l’autre des deux thèses font violence aux faits. Le mérite ou les dons, quelle que soit l’activité, sont des qualités à la fois naturelles et sociales. Cela signifie que plus on descend dans la hiérarchie sociale, plus les dons doivent être éclatants pour porter un individu vers les sommets, et réciproquement. Si, par exemple, il est absurde d’affirmer que les facultés intellectuelles sont un héritage purement social, il n’en reste pas moins que le succès scolaire est favorisé ou entravé par l’appartenance à telle ou telle catégorie sociale. Il s’ensuit que, sauf en période de bouleversements révolutionnaires par nature transitoires, un système social tend à perpétuer ses hiérarchies par un mécanisme simple : pour un individu donné, il faut peu de mérite pour maintenir la position de ses parents, mais beaucoup de dons pour se hisser au-dessus de leur condition. La circulation des élites se fait toujours, mais elle est ralentie.
J. B.
➙ Cadres / Classe sociale / Éducation.
V. Pareto, Trattato di sociologia generale (Florence, 1916 ; trad. fr. Traité de sociologie générale, Droz, 1968 ; 2 vol.). / G. Mosca, Elementi di scienza politica (Turin, 1923 ; 4e éd., Bari, 1947). / K. Mannheim, Mensch und Gesellschaft im Zeitalter des Umbaus (Leyde, 1935) ; Essays on the Sociology of Culture (Londres, 1956). / C. W. Mills, The Power Elite (New York, 1956 ; trad. fr. l’Elite du pouvoir, Maspéro, 1969). / J. H. Meisel, The Myth of the Ruling Class : Gaetano Mosca and the Elite (Ann Arbor, Michigan, 1958). / J. V. Jaeggi, Die Gesellschaftliche Elite, eine Studie zum Problem der sozialen Macht (Berne, 1960). / H. P. Dreitzel, Elitebegriff und Sozialstruktur (Stuttgart, 1962). / S. Keller, Beyond the Ruling Class : Strategic Elites in Modern Society (New York, 1963). / T. B. Bottomore, Elites and Society (Londres, 1964 ; trad. fr. Élites et sociétés, Stock, 1967).
