Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

élisabéthain (théâtre) (suite)

« Une étoffe d’été de couleur claire. »

L’auteur élisabéthain ne semble guère tenu non plus par la rectitude de la ligne de son intrigue. Celle-ci s’enrichit en chemin d’épisodes farcesques, de séquences féeriques, de péripéties surajoutées. Elle se dédouble, un thème semblant constituer l’image bouffonne de l’autre (la Comédie des erreurs, de Shakespeare), et, comme si la double intrigue ne suffisait pas (A Woman killed with Kindness [1607], de Thomas Heywood ; The Dutch Courtezan [1603-04], de John Marston ; The Honest Whore [1604], de Thomas Dekker), on en arrive au joyeux enchevêtrement de Thomas Middleton (1580-1627) dans A Chaste Maid in Cheapside (la Chaste Fille de Cheapside, v. 1613). Toute la gamme du comique est parcourue, et Ben Jonson ouvre même la voie à la comédie de caractère quand il donne Every Man in his Humor (Chaque homme dans son humeur, 1598). Mais, une fois encore, c’est chez Shakespeare qu’on trouve le meilleur : rire gaillard de la Mégère apprivoisée (1593-94) et des Joyeuses Commères de Windsor (1600-01), où l’on découvre ce chef-d’œuvre d’invention comique que représente l’énorme Falstaff, « sur qui la chaleur agit comme sur du beurre ! Un homme en incessante dissolution, en dégel continu » ; rire et féerie du Songe d’une nuit d’été (1595-96), où se côtoient surnaturel, interventions « catastrophiques » du lutin Puck, chansons, clowneries des artisans athéniens et la magnifique tête d’âne de Bottom ; enfin gaieté et émotion qui donnent ce ton unique au Marchand de Venise (1596-97), à Beaucoup de bruit pour rien, à Comme il vous plaira ou à la Nuit des rois.


« Oh ! voici une ouverture où mes soupirs peuvent s’échapper, n’était ce passage, cœur et prison crèveraient... »

Le théâtre élisabéthain a été aussi un « passage » où l’homme de ce temps a pu laisser s’exhaler tumultueusement non les regrets qui l’étouffent, comme dans The Insatiate Countess, de John Marston, mais le trop-plein d’une vitalité généreuse faisant éclater les interdits religieux, le désir d’exprimer une vie qu’emplit soudain le monde auquel l’Angleterre vient de s’ouvrir. Pour cette raison, le théâtre élisabéthain, et pas seulement Shakespeare, demeure toujours d’aujourd’hui, et ses thèmes conservent d’étranges résonances actuelles. Ses apparences excessives, chaotiques, sont le symbole même de l’humain, avec ses contradictions, ses excès. À travers le théâtre élisabéthain, c’est l’homme tout entier que nous découvrons : l’homme grossier, l’homme de souffrance, l’homme de joie et d’amour. S’étonnera-t-on alors de la marche incertaine, du bouillonnement de ses pièces et reprochera-t-on à leur action de ne point suivre des routes bien ordonnées. Le classicisme décrit l’individu d’une plume qui a la rigueur clinique, une certaine sécheresse et une noblesse trop harmonieuse. Les romantiques y apportent quelques ostentations distantes et beaucoup de parade. La vie, les remous de l’âme, les élisabéthains les peignent avec la fougue, la spontanéité, la force saine d’un peuple se livrant à l’ivresse des délices d’un art qui sort de sa gangue. Ils associent intimement les forces de la nature à la grande aventure humaine.


« Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur, parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu’elle-même. »

L’homme ne peut s’abstraire du Tout. Astres, planètes, forces obscures participent à la mort aussi bien qu’à l’amour. On comprend mieux alors le délire cosmique qui s’empare des héros élisabéthains. L’éloquence lyrique est leur élément naturel. Tous s’expriment avec passion, dans un enchevêtrement d’images, de comparaisons, de références magnifiques aux éléments, à la nature, aux puissances secrètes. Comme Roméo en appelle à l’aurore sous les fenêtres de la bien-aimée, Othello s’adresse aux divinités infernales : « Fouettez-moi, démons [...] Soufflez-moi dans vos ouragans », alors qu’expire Desdémone, et son cri « Il devrait y avoir une immense éclipse de soleil et de lune, et [que] le globe épouvanté devrait s’entrouvrir à ce bouleversement » rejoint l’appel de Faust : « Arrêtez-vous, sphères toujours mouvementées du ciel, afin que le temps ne puisse finir et que la nuit ne vienne jamais. » Cette confrontation accentue le sentiment de leur petitesse et les conduit tout à coup à s’interroger sur leur place dans l’univers et sur le sens de leur existence.


« Mon âme comme un vaisseau dans une sombre tempête est chassée je ne sais où... »

Le désarroi de Vittoria, dans The White Devil (1609), de John Webster, fait alors écho à l’angoisse métaphysique d’Hamlet devant cette « région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient ». Les jours passent trop vite. Il faut vivre et aimer. Furieusement. Il faut tout goûter, tout connaître. C’est à un véritable déchaînement des sens que s’abandonnent le Démon blanc ou la Comtesse insatiable. Rien ne les arrête. Ni l’inceste (Giovanni, Annabella, les héros de Dommage qu’elle soit une putain, de John Ford) ni la démesure dans l’atrocité (Tamburlaine [1588], de Marlowe). Pour un peu de jouissance terrestre, les héros subissent comme Faust la tentation de se vendre au diable en même temps qu’ils voudraient n’avoir pas d’âme immortelle afin d’échapper à la damnation. Car ils savent que la mort efface tout. Beauté, puissance, tout s’abolit devant elle. Les femmes peuvent « leurrer les hommes, mais non les vers ». Et, « dans la circonférence fragile qui ceint le front des rois, elle a établi sa cour ». Pourtant, quand arrive l’heure irrémédiable, ils savent mourir dignement. « La mort est toujours la bienvenue, excepté pour les cœurs torturés et les âmes malades », affirme Valerio, dans Une femme pour un mois, de Beaumont et Fletcher, et Calantha, l’héroïne du Cœur brisé, de John Ford, a ce mot admirable : « Laissez-moi mourir en souriant. »


« Mais je pense qu’il faudra les efforts d’une autre génération... avant que l’on puisse espérer installer la poésie sur la scène populaire aussi solidement qu’elle l’était il y a trois cents ans... »