Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Eliot (Thomas Stearns) (suite)

« Les mauvais poètes dégradent ce qu’ils prennent. Les bons poètes en font quelque chose de meilleur. »

Tout a sollicité le poète, de l’hindouisme à la Bible, en passant par les valeurs anciennes ou modernes. Eliot sait ce qu’il doit au quattrocento, à Dante (1929), aux dramaturges qui figurent dans ses Elizabethan Essays (Essais élisabéthains, 1934), à côté du Shakespeare and the Stoicism of Seneca (1927), et qu’il admire parce que « la poésie élisabéthaine et jacobéenne tardive détend, contracte, disloque la mesure du vers blanc », réalise le mystère de la transmutation idée-sensation-état d’âme. Son œuvre poétique se souvient de John Donne, des Metaphysical Poets (son ultime écrit a même pour titre George Herbert, 1962). Eliot rend un Hommage à John Dryden (1924), l’un de ses prédécesseurs sur les voies de la poésie pure. Baudelaire, qu’il admire (Baudelaire in Our Time, 1927), l’aide à renouveler l’imagerie poétique. Avec lui, Eliot s’attache à la personnification des idées abstraites, et tous deux sont poursuivis par la hantise de la grande cité. Il y a aussi Ezra Pound (publié anonymement en 1917), qui demeure pour lui le maître de la prosodie. Et encore les symbolistes de la fin du siècle dernier : Laforgue, Corbière. Au premier, l’un des meilleurs à ses yeux, il reconnaît avoir emprunté le « vers blanc ». L’autre l’a séduit par son non-conformisme, la recherche de vocables rares, étranges, la rugosité de son style heurté, les résonances recherchées. L’œuvre de Thomas Stearns Eliot ne dissimule aucune de ces diverses influences, mais nul écrivain n’a sans doute aussi bien assimilé son « butin » jusqu’à en faire sa propre substance en un art parfaitement original.


« Explorer les possibilités musicales qu’offre la convention établie sur quoi repose la relation du langage poétique au langage parlé... Rattraper l’évolution de la pensée et de la sensibilité... »

On peut dire que T. S. Eliot a atteint les deux objectifs qu’il fixe au poète dans The Music of Poetry (1942). De Prufrock à The Waste Land, en passant par les premiers Poems (1919), il a créé un langage original, une poésie nouvelle renfermant et exprimant la sensibilité particulière au monde contemporain. Il recherche cette « [...] expression d’émotion significative, celle qui a sa vie dans le poème et non dans l’histoire du poète » (Selected Essays), et maintient volontairement son vers aussi près que possible du langage de la conversation. Un langage difficile au non-initié, voire obscur, chargé de sens, de références ésotériques, où la ligne de la pensée se fait et se défait, chaque mot semblant y donner naissance à une idée nouvelle. Mais aussi un langage ruisselant d’images et de musique. Un langage où le ton de désenchantement, d’ironie et de satire (dont on trouve un retour dans Sweeney Agonistes [1932]) fait place à la sérénité au fur et à mesure que la certitude religieuse remplace le doute dans l’âme du poète. Celui-ci nous entraîne vers les cimes pures de la spiritualité, qu’il atteint dans Ash Wednesday (Mercredi des cendres, 1930), Ariel Poems (surtout Marina) et Four Quartets, sur lesquels passe le souffle de Dieu, où l’on touche à l’Éternité, car « [...] l’expérience passée que la signification fait revivre / N’est pas l’expérience d’une vie seulement ». Toutefois, si ses poèmes spirituels sont tout imprégnés d’une présence divine, Dieu ne lui apparaît jamais. On n’assiste pas à l’explosion d’une âme ayant atteint à la joie. Le lecteur est plutôt convié à suivre la marche pénible de l’homme vers une vision mystique : « [...] Vous n’êtes pas ici pour vérifier / Vous instruire [...] / Mais bien pour vous agenouiller. »

Les Quatre Quatuors, plus que n’importe quel autre poème peut-être, révèlent l’art d’Eliot de faire revivre certains moments, certains lieux privilégiés (on a, à cet égard, souvent évoqué Proust). Sa poésie n’est pourtant jamais descriptive, mais son pouvoir de suggestion revêt une dimension étonnante, soit qu’il parle « du puissant dieu brun », le Mississippi de son enfance, dont le « [...] rythme était présent dans la chambre d’enfants / [...] Dans l’odeur des raisons de la table d’automne », ou de cette mer de The Dry Salvages, dont il évoque « les voix différentes », « le va-et-vient lointain dans les dents de granit ». À la magie visuelle des mots s’ajoute le « charme » de leur musique. On ne saurait ici parler de musicalité, de sonorités des mots comme dans la poésie traditionnelle. Comme Eliot l’a écrit dans l’essai sur la Musique de la poésie, la musique naît de la relation des mots entre eux et le contexte et aussi de la relation de « sa signification immédiate avec toutes les autres significations que le mot peut recevoir en d’autres contextes, en vertu de sa richesse d’associations plus ou moins grande ». La musique des poèmes d’Eliot, qui n’est pas, en maints passages, sans rappeler celle des airs du répertoire américain quant aux rythmes, peut prendre un véritable pouvoir incantatoire, comme dans certaines parties d’East Coker.


« Le temps présent et le temps passé sont tous deux présents peut-être dans le temps futur. Et le temps futur contenu dans le passé... »

Parmi les grands motifs de la poésie éternelle, le Temps a toujours occupé une place de choix. L’œuvre d’Eliot le révèle constamment au centre de sa pensée, que ce soit les poèmes ou le théâtre. Toutefois, c’est dans Four Quartets que le temps devient thème central sur le motif de deux variations principales. Relation du destin de l’Homme avec le Temps et l’Éternité, et d’abord réalité du Temps. Pour l’essentiel de cette « réalité », Eliot se trouve dans la lignée des penseurs, de Platon aux philosophes modernes, en passant par saint Augustin et Bergson, quand celui-ci affirme que « le passé existe dans le présent lequel contient le futur ». Cette pensée, inscrite dans les premiers vers de Burnt Norton, revient telle un leitmotiv s’entremêlant à l’évocation de cet instant où, selon Kierkegaard, « l’éternité affleure le temps, comme une tangente touche le cercle ». Mais, pour Eliot, « [...] saisir / Le point d’intersection du règne intemporel / Avec le temps, c’est là l’occupation du saint / [...] Pour la plupart d’entre nous il y a seulement le moment [...]. »