Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

électronique (suite)

La musique électronique

Afin d’écarter toute confusion, on évitera d’appliquer ce terme de musique électronique à des compositions traditionnelles pour la seule raison qu’elles sont exécutées sur des instruments électroniques (orgue Hammond, ondes Martenot), et l’on réservera plus légitimement cette appellation à des formes sonores échappant aux normes usuelles de l’art musical et se développant sans l’intermédiaire d’un instrument joué par un exécutant. Telle est, en France, l’acception très générale du terme, celui de musique concrète* n’en désignant qu’un aspect particulier. En Allemagne, en revanche, le terme elektronische Musik s’applique plus volontiers à une certaine technique, différente de celle de la musique concrète.


Considérations techniques

On sait que l’art musical — tout au moins en Occident — est fondé sur des gammes impliquant la notion d’intervalle, le plus petit étant le demi-ton, auquel les intervalles plus grands se rapportent (système du tempérament égal). Si bien que les degrés d’une gamme quelconque découpent l’étendue de celle-ci en une série discontinue de sons, d’intonation fixe. Or, la musique électronique, s’emparant de l’étendue totale des fréquences audibles, ne limite pas son exploration du domaine sonore à un tel échelonnement d’intonations fixes et proportionnées. Elle admet notamment dans sa constitution des éléments jusqu’alors tenus pour amusicaux : les bruits, dont certains (celui d’une chute d’eau ou de graviers, celui d’une salve d’applaudissements) sont dénués d’intonation décelable, du fait qu’acoustiquement leurs fréquences multiples couvrent, dans le désordre, toute l’étendue des tessitures (bruit blanc). Mais l’introduction (ou plutôt la réintégration) des bruits dans la musique ne suffirait pas à déterminer ce renouvellement du matériau sonore que poursuivent les chercheurs de la musique expérimentale. À vrai dire, ceux-ci ne s’intéressent pas particulièrement à la création de mélodies, de thèmes ou d’accords, mais bien plutôt à l’écoute des qualités sensuelles du son. Leurs œuvres ne sont pas faites de combinaisons de notes, mais d’un agencement d’ « objets sonores » — sortes d’échantillons de sonorités, produits de l’enregistrement — dont les caractéristiques, spécifiques pour chaque « objet », ont toutes pour points communs les trois éléments d’un son isolé : attaque, corps du son, extinction. Nous sommes donc en présence d’un monde sonore si peu comparable au domaine musical traditionnel, même le plus évolué, qu’il doit être envisagé sous un angle tout différent. La grande difficulté à laquelle se heurtent ces recherches concerne l’élaboration d’un « solfège concret », sorte de catalogue classant les « objets sonores » selon certains critères logiques. Nous n’entrerons pas dans le dédale de ce domaine complexe, encore en voie de constitution. Voyons maintenant par quels cheminements l’art musical a pu enfanter cette fille révolutionnaire qu’est la musique électronique, dont la philosophie est celle du « pourquoi pas ? ».


Historique

Si, sur le plan de l’acoustique, les frontières séparant le bruit du son musical sont assez floues, il n’en demeure pas moins évident que la distinction entre l’un et l’autre s’est opérée de bonne heure. C’est ainsi que les musiciens légendaires de la Grèce antique : Orphée, Amphion, Musée, découvrant sur l’aulos, la lyre ou la cithare les sons fixes des diverses gammes, auraient été honorés à l’égal des dieux, preuve de l’émerveillement de leurs contemporains, pour qui ces sons musicaux, dégagés de la gangue des bruits, semblèrent nés d’une opération magique. Toutefois, bien que ce départ entre bruit et son musical se soit imposé tout au long des siècles, la conjugaison de ces deux aspects d’un même phénomène vibratoire s’est constamment manifestée, depuis les danses médiévales des jongleurs jusqu’aux huit paires de timbales du Requiem de Berlioz. Néanmoins, la perspective d’un « art des bruits » (selon le titre du manifeste futuriste de 1913 de L. Russolo) et les premiers concerts parisiens des « bruiteurs futuristes italiens », les 17, 20 et 24 juin 1921, ne réussirent qu’à soulever la réprobation et même le scandale. De sorte que la tentative de Luigi Russolo (1885-1947) fut bientôt oubliée.

C’est aux environs de 1948 que Pierre Schaeffer, technicien du son à la R. T. F., imagina d’enregistrer les bruits les plus divers : celui d’une tôle frottée, celui d’une locomotive haletante à l’arrêt ou crissant sur les rails dans un virage, etc. Il est pourtant important de souligner que Schaeffer, poursuivant la création d’un monde sonore nouveau, reconnut très tôt la nécessité d’arracher ces bruits à la représentation identifiable de leur source. L’Étude aux chemins de fer n’était en somme qu’un bruitage, tout juste capable d’évoquer, dans un film, le trafic ferroviaire. Schaeffer fut ainsi conduit à rendre méconnaissables ces bruits frustes par le moyen de diverses opérations de transmutation (attaques coupées, écrêtage des zones aiguës du bruit, filtrages, etc.). L’avènement du magnétophone lui permit ensuite de réaliser, grâce au procédé de montage utilisé pour la confection des films, quelques compositions d’une certaine durée ; parmi celles-ci, la Symphonie pour un homme seul, en collaboration avec Pierre Henry, fournit à Maurice Béjart, en 1955, le sujet d’un de ses premiers ballets. Telles furent les étapes qui présidèrent à la naissance de la musique concrète, ainsi nommée parce qu’elle prend pour base, sans l’intermédiaire d’aucun exécutant, les sons directement captés par le microphone. Lors de l’audition du Voile d’Orphée, de P. Henry, en 1955, salle Gaveau, on fut frappé par l’originalité des sonorités et aussi par le parti que le compositeur sut en tirer.

Dans le même temps, à Cologne, Herbert Eimert (1897-1972), fondateur du Studio für elektronische Musik, et Karlheinz Stockhausen* menaient leurs expériences non pas à partir de bruits naturels, mais d’oscillateurs électroniques (hétérodyne, trautonium) producteurs de sons sinusoïdaux, leur propos étant de créer, par la combinaison de ces sons purs, des timbres nouveaux. Mais ils n’écartèrent pas pour autant les sources naturelles. C’est ainsi que le Gesang der Jünglinge (Chant des adolescents), l’une des meilleures réussites de la musique électronique, fut composé par Stockhausen d’après une voix d’enfant, triturée, malaxée par le moyen d’un appareillage approprié. Dans le même esprit, Otto Luening (né en 1900) et Vladimir Ussachevsky (né en 1911), aux États-Unis, furent les pionniers de la music for tape (dessinée sur bande). À l’image de ces centres, d’autres se sont constitués partout dans le monde, en Italie, au Japon, aux Pays-Bas, en Angleterre.