écrivains, auteurs, hommes de lettres (suite)
Autrement dit, l’écrivain est aussi concerné par le destin de ce qui reste, à des milliers ou à des centaines de milliers d’exemplaires, son livre. Traduit en signes monétaires, cet intérêt devient un intéressement, mais ce ne sont que des signes. Les signifiants économiques et sociaux y imposent leurs lois, y modèlent la forme des relations, y posent leurs problèmes propres, mais les signifiés moraux, intellectuels, affectifs, esthétiques y ont aussi leurs exigences, et ces exigences sont parfois déterminantes. Dans le schéma traditionnel de l’édition, l’éditeur est un entrepreneur-producteur qui se procure contre de l’argent des textes que lui fournissent des écrivains-réalisateurs, puis qui, toujours contre de l’argent, se procure la prestation de service d’un fabricant qui est l’imprimeur et qui transforme les textes en un certain nombre d’objets commercialisables, c’est-à-dire en livres. Il lui appartient alors dans un deuxième temps de commercialiser ces livres et de récupérer sur les consommateurs l’argent qu’il a investi, quitte à répercuter une partie de ces rentrées vers l’écrivain comme signe du lien privilégié que ce dernier conserve avec son œuvre. Cependant, il s’en faut que la situation soit toujours aussi claire. Avec un contrat inchangé, il arrive que ce ne soit plus l’éditeur qui emploie l’écrivain pour lui fournir de la matière à commercialiser, mais l’écrivain qui emploie l’éditeur pour commercialiser ce qu’il a écrit. C’est le cas des écrivains-vedettes qui possèdent une « image de marque » assez forte pour exercer directement sur le public une pression supérieure à la pression commerciale qu’exerce l’éditeur. En fait, tout le mécanisme de l’intéressement de l’écrivain au succès de ses livres est régi par le rapport de forces entre la communication au niveau de ce que nous avons appelé le processus littéraire et la communication au niveau de l’appareil littéraire.
Tout le monde ne peut pas être une vedette, ni même un écrivain à succès. Il est des livres essentiels dont la rentabilité est faible, et s’en tenir aux valeurs sûres équivaudrait à rendre impossible toute invention, toute novation, tout rajeunissement de la population littéraire. Mais la solution passe certainement par un « désenclavement » social de l’écrivain, par un renforcement de sa prise sur son œuvre au moment où elle est recréée par la lecture. Les moyens modernes de communication offrent à cet égard une possibilité. Au lieu d’être isolé au bout de la chaîne de production du livre, l’écrivain doit être considéré comme intégré à tous les niveaux au réseau d’échanges que tissent autour de l’homme moderne non seulement la presse, le cinéma, la radio, la télévision, mais encore les innombrables chenaux de la vie civique et de l’animation socioculturelle.
Dès sa production au sein du complexe auteur-éditeur, le livre doit être pensé et conçu en fonction de ce que l’on considère trop souvent comme ses utilisations marginales : répercussions dans la presse, adaptations cinématographiques, radiophoniques, télévisées, spectacles, montages de livres, débats, conférences, voire conversations. En grande partie, le sort de l’écrivain futur se jouera dans les bibliothèques de lecture publique rénovées et adaptées aux grands changements de la vie sociale. Il n’y aura, en un mot, de révolution de l’écrivain que lorsque la révolution du livre sera vraiment entrée dans les mœurs.
R. E.
A. S. Collins, The Profession of Letters, 1780-1832 (Londres, 1928). / V. W. Brooks, The Writer in America (New York, 1953). / L’Artiste dans la société contemporaine (Unesco, 1954). / R. Escarpit, Sociologie de la littérature (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1958 ; 4e éd., 1968) ; la Révolution du livre (P. U. F., 1965). / J. W. Saunders, The Profession of English Letters (Londres, 1964). / G. Diaz-Plaja, El Oficio de Escribir (Madrid, 1969). / La Profession d’écrivain (Sobodi, Bordeaux, 1969).