Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

écrivains, auteurs, hommes de lettres (suite)

Même s’il règle un certain nombre de problèmes financiers, il s’en faut de beaucoup que le système soit vraiment satisfaisant. D’abord, dans la plupart des pays, il y a très peu d’hommes de lettres, c’est-à-dire d’écrivains professionnels qui parviennent à gagner leur vie avec leur plume. Dans les années 1960 à 1970, sur les quelque 40 000 écrivains français, 3 500 seulement avaient une production assez régulière et assez continue pour être considérés comme « professionnels », mais quelques dizaines d’entre eux seulement vivaient du seul produit de leurs droits d’auteur. Pour les autres, le revenu moyen des écrivains cotisant à la Caisse des lettres était de l’ordre de 5 000 francs par an. Encore, ce très modeste revenu est-il frappé par de lourdes charges fiscales et sociales sans qu’il y ait à cela de véritable contrepartie. Ce qui en France se rapproche le plus d’une organisation sociale au bénéfice des écrivains est la Caisse nationale des lettres, créée en 1946 mais qui n’est entrée véritablement en fonctionnement qu’à la fin des années 50. Ses ressources sont assurées par un prélèvement minime sur le chiffre d’affaires des éditeurs et sur les droits d’auteur, ainsi que par la prolongation à son bénéfice de la durée de la propriété littéraire pendant quinze ans après les soixante-trois ans et trois cent cinquante-quatre jours suivant la mort de l’auteur, durant lesquels ce sont ses héritiers qui exercent le droit de propriété. Malgré une action importante et même décisive dans certains cas (traduction, aide aux jeunes auteurs), de telles ressources ne permettent pas à la Caisse des lettres de jouer pleinement le rôle d’un organisme de Sécurité sociale.

La pauvreté de l’écrivain est un vieux thème qui servait jadis à quémander la faveur des mécènes et que La Bruyère fut un des premiers à évoquer avec des accents de révolte : « Rien ne découvre mieux dans quelle disposition sont les hommes à l’égard des sciences et des belles-lettres, et de quelle utilité ils les croient dans la république, que le prix qu’ils y ont mis, et l’idée qu’ils se forment de ceux qui ont pris le parti de les cultiver. Il n’y a point d’art si mécanique, ni de si vile condition où les avantages ne soient plus sûrs, plus prompts et plus solides. Le comédien, couché dans son carrosse, jette de la boue au visage de Corneille qui est à pied » (les Caractères, XII, 17). À l’aube du capitalisme et du romantisme, la société bourgeoise n’a que trop complaisamment poussé l’artiste, l’écrivain et l’intellectuel en général vers un rajeunissement de ce thème : la pauvreté du poète était volontiers assimilée à une forme d’indépendance, à une affirmation de dignité. Le Chatterton de Vigny est une des premières manifestations de cette attitude qui a inspiré jusqu’à notre époque bohèmes, poètes maudits et marginaux. Littérairement, le thème n’est pas sans valeur, mais, socialement, c’est un piège.

Si l’on considère le second métier comme un pis-aller, l’écrivain, dans les systèmes économiques où il est livré à la loi de l’offre et de la demande, se situe, en ce qui concerne les revenus tirés de son travail, nettement au-dessous du travailleur manuel. Il est intéressant de noter qu’en 1663, lorsque Colbert fit le bilan des subventions accordées aux écrivains par la cassette royale, le taux des pensions se situait entre 500 et 1 000 livres par an en un temps où un compagnon imprimeur de haute qualification pouvait gagner précisément jusqu’à 500 livres de salaire. On peut donc dire que le financement interne dans le cadre d’une économie de marché donne à l’écrivain une situation financière plutôt inférieure à celle que lui assurait le mécénat.

Peut-on alors essayer de donner à l’écrivain un statut lui garantissant des ressources minimales et une rétribution proportionnée à son travail ? La chose a été tentée dans les pays socialistes et notamment en U. R. S. S. L’intégration de l’écrivain à l’appareil économique de la société communiste est prévue, organisée et réalisée avec beaucoup de rigueur et d’efficacité. Il a les mêmes garanties que tous les travailleurs, y compris celle de l’intéressement économique au rendement de son travail. Mais, bien que les contradictions inhérentes à la relation capital-travail soient éliminées, le système présente de graves inconvénients. Le plus grave est que, en donnant à l’écrivain la dangereuse sécurité d’une carte professionnelle, d’une allocation mensuelle et des divers secours matériels que lui garantit son statut, on assure certes la survie de l’homme, mais on peut tuer l’écrivain, car ce dernier se définit précisément par une aptitude personnelle et non une vocation institutionnelle à la communication. Bien entendu, toutes les précautions sont prises dans les pays socialistes pour ménager le plus de contacts possible à l’écrivain avec ses lecteurs éventuels, pour lui faire partager leurs expériences, parler leur langage. Il n’en reste pas moins qu’on peut l’assurer contre tous les risques sauf le risque littéraire, celui de n’être pas entendu parce qu’il n’a rien à dire.

La raison en est que l’acte de communication littéraire n’a pas une structure simple. L’écrivain se trouve inséré d’une part dans un processus qui va de l’auteur au lecteur par l’intermédiaire de l’œuvre, d’autre part dans un appareil qui va du producteur de livres (en l’occurrence le complexe économique écrivain-éditeur) au consommateur de livres (qui n’est pas forcément le lecteur) par l’intermédiaire d’un objet fabriqué, distribué, vendu sur un marché qui ne comprend pas que des livres. Il est évident que s’il est possible d’assigner des structures et des règles de fonctionnement à l’appareil socio-économique, il est beaucoup plus difficile d’agir sur la relation unique et irremplaçable de l’écrivain avec le lecteur à travers l’œuvre.

L’écrivain n’est pas pour l’industrie du livre un simple fournisseur de matière première, d’abord parce que ce qu’il fournit est déjà un produit élaboré. Cela est en quelque mesure vrai de toute fourniture de software dans l’industrie moderne, mais, dans le cas de l’écrivain, il s’agit d’un produit hautement spécifié, d’un projet dans lequel s’inscrivent une vision du monde, une conscience individuelle, une situation historique particulière, une intention délibérée. L’écrivain ne limite pas son geste à l’écriture, il va par l’esprit « jusqu’au bout » du livre, il se suppose et se veut lu.