Dürrenmatt (Friedrich) (suite)
L’année suivante, comme pour se reposer des sombres invectives dont il a nourri le Mariage de Monsieur Mississippi, il écrit sur un ton tout différent Un ange vient à Babylone, pièce poétique où passe un souffle de fraîcheur et de nostalgie. Dieu a envoyé sa grâce à l’humanité sous la forme d’une merveilleuse jeune fille. Celle-ci se voit partout refusée, des puissants et des nantis tout comme des gens du peuple. Mais un vieux mendiant la recueille, car il est dit que « les derniers seront les premiers ». Paradoxalement, c’est la pièce qui tient le plus à cœur à son auteur, qui n’a cessé de la remanier, déclarant : « C’est mon chef-d’œuvre manqué. » Il est certain que Dürrenmatt, robuste censeur des vices de ce temps, se sent plus à l’aise dans la caricature et la bouffonnerie. Il l’a bien prouvé avec la Visite de la vieille dame, parabole saisissante sur le pouvoir de l’argent et la férocité de la prétendue justice humaine.
Dürrenmatt effectuait à cette époque de fréquents voyages entre Neuchâtel et Berne, et il se demanda pourquoi le train brûlait certaines gares. Pour qu’il s’y arrête, songea-t-il, il faudrait qu’il s’agisse d’une ville jadis prospère aujourd’hui ruinée. Quelqu’un de très riche, désireux de visiter la ville, stopperait le train en tirant le signal d’alarme. Quelqu’un qui serait poussé à revenir dans son pays natal, mais pour quelle raison ? Obéissant à sa hantise habituelle, Dürrenmatt a tout naturellement imaginé que son héros chercherait à se venger d’un déni de justice impuni. Ainsi est née la vieille milliardaire Claire Zachanassian, qui stoppe un jour le train dans la petite ville de Güllen. Elle n’y est pas retournée depuis quarante-cinq ans, pendant lesquels elle a fait fortune, tandis que sa ville natale dépérissait. Son ancien amant, Alfred Ill, est toujours là, et les habitants de Güllen espèrent bien, par son intermédiaire, bénéficier des millions de la vieille dame. Celle-ci les donnera volontiers, mais à une condition : elle exige que justice soit faite, qu’Alfred Ill, coupable d’avoir jadis abandonné sa maîtresse enceinte, soit mis à mort. Odieux marché que les habitants de Güllen commencent par refuser, jusqu’au moment où la tentation de l’argent balaie tous leurs scrupules. Güllen assassine Alfred Ill et empoche les millions de la vieille dame, qui se retire, tel le Destin antique, ayant obtenu sa vengeance.
Nous retrouvons la même attaque contre la puissance de l’argent, plus directe encore, dans Frank V. Cette « comédie d’une banque privée » fut d’abord un opéra et contient encore de nombreux couplets chantés. La logique du profit entraîne au crime, et ces banquiers de comédie commettent meurtre sur meurtre.
Renouvelant la question posée par Brecht dans la Vie de Galilée et par Max Frisch dans la Muraille de Chine, il met en lumière dans les Physiciens les responsabilités du savant face à un pouvoir qui utilise, pour détruire, le fruit de ses recherches.
On ne saurait clore ce bref exposé sans rendre hommage à l’équipe du Théâtre national de Strasbourg (que dirige Hubert Gignoux [né en 1915]), qui, depuis des années, s’est attachée à servir efficacement en France l’œuvre de Dürrenmatt. C’est en partie grâce à la Comédie de l’Est que nous avons pu entendre, intelligemment retransmise, la voix de ce dramaturge baroque de la justice, de ce créateur de mythes modernes, qui ne cesse de s’attaquer dans et par l’humour (« l’humour, a écrit Dürrenmatt, c’est à notre époque le langage de la liberté ») aux maladies morales qui rongent notre monde.
G. S.
E. Brock-Sulzer, Friedrich Dürrenmatt, Stationen seines Werkes (Zurich, 1960 ; 2e éd., 1964). / U. Jenny, Friedrich Dürrenmatt (Hanovre, 1967). / J. Hansel, Friedrich Dürrenmatt. Bibliographie (Berlin, 1968).