Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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drame

« Le paradoxe du drame, en France, est de ne point se confondre avec le théâtre », affirme Michel Lioure dans un ouvrage consacré au drame. Et d’ajouter : « L’originalité du drame français réside dans son historicité et sa spécificité. »
C’est qu’en effet il est possible d’analyser le drame en France en tant que genre littéraire à part entière, alors qu’à l’étranger le drame se conçoit comme un simple équivalent neutre de théâtre. Force est donc de renvoyer le lecteur curieux des tentatives étrangères aux différents articles sur les auteurs en question : Shakespeare, Lope de Vega, Schiller, etc., pour seulement nous attacher à la « spécificité » du drame français, avant d’aborder son « historicité ».



Du terme neutre au genre nouveau

À l’origine, le grec to drama ne signifie rien d’autre que « action ». Le drame serait donc ainsi la représentation scénique de personnages agissants, et Électre aussi bien que Lysistrata est un personnage dramatique.

En France, après la longue nuit moyenâgeuse, le christianisme rigoureux fait naître autour de 1560 un genre nouveau dans nos lettres : la tragédie, que le siècle suivant portera au sommet de son expression. La tragédie ne peut naître que d’un besoin d’absolu de l’homme, absolu qu’il trouve dans le dialogue avec les forces qui le dominent. Cela explique, comme l’a pertinemment remarqué un critique contemporain, que le héros tragique passe de l’existence à l’être et se fixe à jamais dans une attitude exemplaire.

Le xviiie s., avec son goût du rationnel et de l’humain, devait se détourner de ce genre trop exceptionnel à ses yeux. Les philosophes imposent aux hommes de leur génération une vision du monde à l’échelle de l’être humain, non plus à la mesure du surhomme. Il est donc parfaitement normal d’assister dans un premier temps à la dégénérescence de la tragédie (Crébillon, Houdar de La Motte), puis à son déclin avec les tragédies nationales de Voltaire. La place ainsi laissée libre ne sera plus jamais occupée sur la scène de notre théâtre, exception faite de quelques tentatives, d’ailleurs réussies, à l’époque moderne, qui viseront à intégrer les thèmes traditionnels dans les préoccupations du monde contemporain (Giraudoux, les Mouches de Sartre), lorsqu’il ne s’agira pas tout simplement de restituer l’esprit classique (Montherlant).

C’est ainsi qu’est né un genre littéraire nouveau : le drame. Succédant à la tragédie, il se devait de se définir en premier lieu par opposition avec elle. Et, tout naturellement, c’est aux philosophes qu’il revenait de porter les premières attaques en règle contre la citadelle du classicisme.


Le drame bourgeois : un siècle et un esprit

Ayant mené la lutte dans tous les domaines de la vie intellectuelle, le clan philosophique connaissait trop le goût du public pour le théâtre ainsi que l’impact de ce dernier pour négliger de marquer la scène de ses idées.

« La principale règle est de plaire et toucher », affirmait Racine dans sa préface de Bérénice (1670). Telle sera aussi la devise du drame bourgeois, mais adaptée aux nécessités du nouveau siècle. L’écrivain classique s’adressait au spectateur aristocratique et raffiné de Versailles : dans ce petit monde factice, on goûtait les sujets empruntés à la littérature et à la vie gréco-romaine, on savourait le beau langage teinté d’archaïsme, on se plaisait à voir se démêler d’invraisemblables situations (que l’on songe seulement à l’intrigue du Cid)... Tout cela donne l’impression de ne servir qu’au divertissement et ne convient pas à « l’engagement » prôné par les philosophes. « Quelle est donc l’influence de votre art sur votre siècle et sur vos compatriotes ? », demande Sébastien Mercier (1740-1814) au tragique classique. Et de préciser sa pensée : « S’il ne restait dans la postérité que les tragédies de Corneille, de Racine [...], connaîtrait-on à fond les mœurs, le caractère, le génie de notre nation et de notre siècle, les détails de notre vie privée ? [...] Découvrirait-on l’intérieur de nos maisons, cet intérieur qui est à un empire ce que les entrailles sont au corps humain ? »

Une telle attitude n’est pas le fait isolé de l’écrivain mais correspond aux nouvelles données de la vie française : si elle n’a pas encore passé le pouvoir à la bourgeoisie, la noblesse n’est cependant plus la classe économiquement dominante du pays. Sclérosée par des traditions vétustes, elle a abandonné le commerce et les postes clés à la bourgeoisie : d’où la nécessité de faire une littérature et un théâtre pour la nouvelle classe dominante. D’ailleurs, tous les philosophes ne sont-ils pas, de cœur sinon de fait, des bourgeois ? C’est donc au nom de la nouvelle élite que se fera la critique de la tragédie classique : la pierre de touche de l’art classique était « le vrai »... tel du moins que le voyait Versailles. Le vrai sera aussi le fondement du drame bourgeois : il ne s’agira plus d’une vérité métaphysique, mais de la vérité faite de « ces détails quotidiens qui peuvent être nobles, quoique communs, de ces grâces simples, de ce naturel qui vivifie un ouvrage et lui donne les couleurs vraies » (Mercier). Le corollaire de ce réalisme sera de chercher à atteindre deux fibres de la sensibilité du spectateur : l’attendrissement et le moralisme. Le spectateur du xviie s. venait s’émouvoir sur le sort de héros exceptionnels : le plaisir était avant tout esthétique et intellectuel. Le spectateur des Lumières viendra s’attendrir sur son propre sort, et, par là même, puiser une leçon de morale pratique. Car le drame éduque en même temps : « Je sors meilleur du spectacle que je n’y suis entré, par cela seul que j’ai été attendri », écrit Beaumarchais*, faisant écho à Diderot*, qui prétendait par son drame « inspirer aux hommes l’amour de la vertu, l’horreur du vice ».