Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Disraeli (Benjamin), lord Beaconsfield (suite)

À partir de 1845, Disraeli, affirmant rester fidèle à la vraie tradition conservatrice, se met à attaquer le chef des tories, sir Robert Peel. Il l’accuse de trahison parce que celui-ci veut abolir les tarifs douaniers protecteurs de l’agriculture, base du parti conservateur. L’introduction du libre-échange en 1846 aboutit à la scission des tories : les partisans de Peel s’allient aux libéraux, tandis que la vieille garde se regroupe autour de lord George Bentinck et de Disraeli. Cette fois-ci, Disraeli, pris au sérieux par la vieille aristocratie terrienne, commence à gagner en respectabilité.

Mais le parti conservateur est à reconstruire. C’est à cette tâche que s’attelle « Dizzy » (nom familier par lequel est connu Disraeli depuis quelques années). Les perspectives immédiates ne sont pas encouragéantes. Installés au pouvoir, les libéraux y restent presque sans interruption jusqu’à 1866, à part deux brefs épisodes en 1852 et en 1858 où Disraeli détient pendant quelques mois le poste de chancelier de l’Echiquier dans un ministère Derby. Le leader des conservateurs est en effet un grand seigneur nonchalant, lord Derby, que Disraeli seconde loyalement, mais, tant que le premier occupe le devant de la scène, le second doit ronger son frein.

Malgré tout, à force de patience, d’adresse, de clairvoyance politique, Disraeli relève la cause conservatrice. Il rend confiance, modernise, insuffle un nouvel esprit. Paradoxalement, les tenants de la vieille Angleterre, pairs ou membres de la gentry, reportent leurs espoirs sur ce littérateur juif issu de la classe moyenne. Son tour de force, c’est de saisir en 1867 la question de la réforme électorale dans laquelle sont empêtrés les whigs pour la faire tourner au bénéfice des tories par une mesure audacieuse d’élargissement du droit de suffrage : c’est le « saut dans l’inconnu » du Reform Act, qui consiste à « voler les habits des adversaires pendant qu’ils sont au bain » et à produire une réforme plus démocratique qu’eux. Première esquisse de la « démocratie tory », à laquelle Disraeli va consacrer la fin de sa vie.


Le Premier ministre (1868-1881)

Pour l’infatigable Disraeli, la récompense des efforts sans nombre est enfin venue. En février 1868, lorsque Derby est contraint par sa mauvaise santé de se retirer, c’est Disraeli qui est choisi comme successeur. Maintenant qu’il est investi de l’autorité, l’aventurier de génie commande le respect. Non seulement il a su se concilier la reine Victoria, mais, par un habile mélange de déférence et de flatterie, se comportant en « grand vizir ingénieux et sentimental » (A. Maurois), il va trouver chez elle une sympathie admirative pour toutes ses entreprises.

Ce premier ministère ne dure guère, car les élections de 1868 renvoient au pouvoir Gladstone et les libéraux, mais Disraeli revient triomphalement en 1874 et gouverne jusqu’à 1880. Ce « règne » de six ans marque l’apogée de sa carrière. Toutefois, le pouvoir n’est-il pas venu trop tard pour « Dizzy », sur qui désormais pèsent les années ? Peut-être, mais c’est au cours de cette dernière décennie que, dans tout l’éclat de son prestige, face à son grand adversaire et rival Gladstone, il formule les principes destinés à guider à l’avenir le parti conservateur, tandis qu’en politique intérieure comme en politique extérieure il s’efforce de mettre en application ces mêmes principes. Ceux-ci, qui ne sont pas sans rappeler certaines aspirations de la Jeune Angleterre, se résument en trois points : la Constitution, fondée sur les deux grandes forces de stabilité, de concorde et d’expérience que sont la Couronne et l’Église ; l’adhésion loyale des masses populaires à la Constitution (en échange de cette loyauté, l’État doit avoir à cœur leur bien-être et introduire hardiment des réformes sociales) ; enfin, l’Empire, dont Disraeli se fait le champion et le héraut.

L’Angleterre non seulement ne doit pas être considérée sans ses colonies, mais elle doit faire respecter ses intérêts et entendre sa voix partout dans le monde : « Aussi longtemps que le pouvoir de l’Angleterre se fera sentir dans les conseils de l’Europe, la paix sera maintenue, et maintenue pour une longue période. » Imperium et libertas. D’où, en politique étrangère, une vague d’impérialisme, ou « jingoïsme » : dans sa majorité, l’opinion est flattée par le couronnement en 1876 de Victoria comme impératrice des Indes et approuve la fermeté hautaine manifestée à l’égard de la Russie dans la crise balkanique de 1876-1878 (la crise est dénouée par le congrès de Berlin, dont Disraeli revient triomphalement en rapportant « la paix avec l’honneur »).

À l’intérieur s’accumulent les réformes sociales : amélioration du statut des syndicats, logements ouvriers, progrès de la santé publique (conformément à la boutade de Dizzy : Sanitas sanitatum, omnia sanitas), réduction des heures de travail et repos du samedi après-midi. Nouvelle récompense pour le Premier ministre vieilli, mais toujours combatif : l’anoblissement. Avec le titre de comte de Beaconsfield, il va siéger à partir de 1876 à la Chambre des lords. Mais l’électorat l’abandonne aux élections de 1880. Il faut quitter le pouvoir, non sans une certaine dose d’amertume. Sa santé décline rapidement. En 1881, las et usé, il s’éteint au milieu d’une immense émotion : l’Angleterre perdait en lui un politicien génial, à la fois visionnaire et cynique, imaginatif autant que réaliste.

F. B.

➙ Conservateur (parti) / Empire britannique / Gladstone (W. E.) / Grande-Bretagne / Victoria Ire.

 W. F. Monypenny et G. E. Buckle, The Life of Benjamin Disraeli, Earl of Beaconsfield (Londres, 1910-1920 ; 6 vol. ; nouv. éd., 1929 ; 2 vol.). / A. Maurois, la Vie de Disraëli (Gallimard, 1927 ; nouv. éd., le Livre de poche, 1967). / H. Pearson, Dizzy, the Life and Nature of Benjamin Disraeli (Londres, 1951). / B. R. Jerman, The Young Disraeli (Princeton, 1960). / R. Maitre, Disraëli homme de lettres (Didier, 1963). / R. Blake, Disraeli (Londres, 196) ; Disraeli and Gladstone (Cambridge, 1969). / P. Smith, Disraelian Conservatism and Social Reform (Londres, 1967). / E. J. Feuchtwanger, Disraeli, Democracy and the Tory Party (Londres, 1968).