Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dickens (Charles) (suite)

D’abord établir le contact

Quand, dans Christmas Books, Dickens écrit : « Il est souhaitable que l’auteur d’un récit et son lecteur établissent une entente mutuelle le plus tôt possible », il exprime sa conviction la plus intime de la nécessité non seulement d’une certaine connivence avec son public, mais, bien plus profondément, d’une réelle communion. Il nourrit depuis son enfance une véritable passion pour la scène. Il aime les émotions brutales que procure le théâtre populaire et, à partir de 1846, uniquement pour le plaisir, metteur en scène, régisseur, acteur tout à la fois, il monte une troupe d’amateurs qui se produira jusque devant la reine. Quoique, paradoxalement, Dickens n’ait jamais réussi à produire que deux fort mauvaises pièces, il possède un sens profond de l’expression dramatique. Déjà, de son temps, ses romans sont adaptés pour le théâtre avant même que leur publication en soit terminée, et, de l’avènement du cinéma puis de la télévision à nos jours, principalement sous forme de comédies musicales ou de feuilletons, la presque totalité de son œuvre a été présentée au public, souvent plusieurs fois. Le besoin de communication qui anime Dickens s’exprime sous son aspect le plus direct dans les tournées de lectures publiques de ses œuvres. Commencées en 1857, elles connaissent un tel succès qu’il sera réclamé jusqu’aux États-Unis. Il hypnotise véritablement l’auditoire. Lui-même, transporté par l’étroite communion établie entre le lecteur et la salle, s’adonne jusqu’à l’épuisement physique à ce dialogue qu’il poursuit encore par ailleurs dans de nombreuses publications. À vingt-quatre ans, on le trouve directeur du Bentley’s Miscellany, puis, de 1840 à 1859, il ne fondera pas moins de quatre nouveaux journaux, où il s’attaque à tous les sujets de l’actualité. Mais ce que la presse a révélé à Dickens, c’est l’énorme intérêt du grand public pour un roman publié sous la forme de livraisons périodiques.


« Faites-les rire, faites-les pleurer, faites-les attendre »

En des temps où il n’existait pour ainsi dire aucune autre source de distraction ou d’évasion, un succès d’édition prend des proportions qu’il est difficile d’imaginer de nos jours. D’une livraison à l’autre, Dickens tient littéralement ses lecteurs en haleine. Par l’intermédiaire de ses amis, par le courrier qu’il reçoit et les fluctuations du chiffre des ventes, il connaît les réactions populaires et se trouve ainsi en mesure de modifier le comportement ou le destin de ses héros au gré des manifestations d’accord ou de réprobation du public. Ce perpétuel : « Croyez-vous que cela puisse se faire sans irriter le lecteur ? », comme il le demande à son ami John Forster, conduit parfois aux pires incohérences de l’intrigue et nuit souvent à la vérité psychologique. Aucun de ces défauts n’échappe à Dickens. L’essentiel, pour le romancier, c’est que son œuvre atteigne tous les objectifs qu’il lui assigne. Faire rire, telle est bien la première manière de Dickens. La critique a beaucoup débattu sur son « optimisme ». Il est vrai qu’il croit en la nature humaine, au progrès individuel : que, dans le dénouement de ses romans, comme périt noyé le mauvais nain Quilp du Magasin d’antiquités, les méchants sont toujours punis, même si les bons y meurent parfois. Mais, bien mieux qu’un « optimisme » plus ou moins discutable ou convaincant, ce qu’il faut retenir de son œuvre, c’est la franche gaieté qui la baigne en maints endroits et l’humour qui s’en dégage toujours. Pourtant, ce comique lui-même subit une évolution très perceptible, à la fois dans sa qualité et par la place qu’il occupe. Alors que les Archives du Pickwick Club ne constituent qu’une longue suite d’aventures drolatiques, le comique encore débridé du récit picaresque de Nicolas Nickleby apparaît déjà d’une autre sorte. Sa place est plus limitée dans le Magasin d’antiquités. Il se transforme d’un roman à l’autre. Finesse des notations psychologiques, réalisme de l’observation font naître peu à peu cet humour tout en nuances tel qu’on le trouve dans les Grandes Espérances, et, quand en 1864 paraît son dernier roman, Notre Ami commun, le comique, s’il demeure efficace, semble plus forcé, plaqué superficiellement, dirait-on. L’humour ne s’efface jamais, mais la joyeuse verve des premières années s’est estompée peu à peu, alors que l’importance du « pathos » ne cesse de s’accroître. Grand lecteur des écrivains « sentimentalistes » du xviiie s., en particulier des raffinements émotifs de Laurence Sterne, porté vers ce genre par son tempérament émotionnel, Dickens va devenir très vite un des maîtres du pathétique : le monde victorien n’est pas tendre aux malheureux, mais aucune époque ne s’est autant complue dans les « bons sentiments ». Une telle mentalité fait mieux comprendre la passion sans précédent soulevée par les aventures de la petite Nell et explique que la mort de la jeune héroïne du Magasin d’antiquités, aussi bien que celle de Paul Dombey, ait pu prendre l’allure d’un deuil national. Le lecteur moderne évolué rejette formellement ce genre de pathétique, considéré comme une atteinte à sa dignité intellectuelle. Pour Dickens, au contraire, l’exploitation systématique des mouvements de l’âme, associée au rire, va constituer l’arme de guerre la plus efficace pour s’attaquer à la misère, à la souffrance, à l’iniquité. Son pathos, générateur d’idées, de situations ou de sentiments rudimentaires. s’élève, se transcende jusqu’au symbolisme, et celui-ci, à son tour, devient une satire à laquelle n’échappe rien de ce qui constitue le fondement même de la société victorienne : administration, argent, justice.


« La clef de la rue »

Le « sentiment de classe » qui donne à l’œuvre de Dickens un impact si puissant, c’est aux sources mêmes de ses premières années, dans les expériences de son enfance et de son adolescence qu’on en trouve l’explication, les raisons et les racines. Dickens connaît concrètement l’injustice, la misère, physique ou morale... À douze ans, après avoir travaillé pendant le jour à la fabrique de cirage de Warren, il dort le soir et passe ses dimanches à la prison de la Marshalsea, où son père est incarcéré pour dettes, et cette épreuve, pour si brève qu’elle ait été en temps absolu — quatre mois à peine —, le marquera au plus profond de lui-même. L’expérience de la vie et des hommes de loi, il la poursuit ensuite comme clerc d’avoué dans l’officine d’Ellis et Blakmore, avant que ses fonctions de sténographe parlementaire lui fournissent l’occasion de découvrir les dessous de la politique. Dickens n’ignore rien non plus de ce qui se voit et de ce qui se cache dans les faubourgs populeux ou dans les quartiers pauvres de la capitale, Camden Town, Seven Dials, Whitechapel ou Saint Gile’s, qu’il a parcourus, tenaillé par la faim. Londres, mais non la ville brillante et riche, est toujours présente dans son œuvre, avec ses rues, son spectacle et sa faune, qui forme la matière vivante d’une opulente et immortelle galerie de portraits. Au premier abord, le monde dickensien semble coulé dans un moule primitif, au dessin grossier, avec trois types élémentaires : les comiques, les méchants et les purs. Par ailleurs, le personnage de Dickens apparaît si monstrueux parfois dans sa forme, ses dimensions ou sa façon d’agir, qu’on pourrait être tenté de le croire dépourvu du moindre caractère d’humanité. Mais l’approche de ses héros, aussi bien au physique qu’au moral, se faisant essentiellement de l’extérieur, implique un grossissement du trait. C’est grâce à l’accumulation de détails minutieux dans la silhouette, le costume, le comportement, c’est encore parce qu’il souligne les tics professionnels, les particularités intellectuelles ou la cocasserie de leur langage que ses personnages en arrivent à prendre un tel relief, qu’ils s’imposent dans le souvenir et qu’on est toujours tenté de les retrouver sous une forme ou une autre dans la vie de tous les jours. Dickens va plus loin encore dans son appréhension de la réalité : si, à l’heure du dénouement, les personnages secondaires se retrouvent en scène pour que soit fixé leur sort aux yeux du lecteur, c’est qu’il a le sentiment de l’interdépendance de tous les hommes. Annonçant déjà le Proust du Temps retrouvé, il considère que, « dans notre voyage à travers la vie, nous rencontrons des gens qui viennent à notre rencontre, de maint lieu surprenant par maint chemin surprenant... et tout s’accomplira de ce qu’il nous est assigné de leur faire et de ce qui leur est assigné de nous faire ». Du mélange de burlesque et de monstrueux, du pathétique et de l’observation exacte naît le réalisme de Dickens, dont l’influence sur le roman français fera écrire à Remy de Gourmont en 1904 : « C’est de l’œuvre de Dickens qu’est sorti notre réalisme. » Mais, au-delà d’Alphonse Daudet (Jack, 1876), d’Anatole France (le Crime de Sylvestre Bonnard, 1881) ou de Tristan Bernard (Mémoires d’un jeune homme rangé, 1899), la marque de sa sensibilité ou de ses thèmes se retrouve dans toute une nouvelle génération d’écrivains, de Barrès à Loti et de Romain Rolland à François Mauriac.