Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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De Ghelderode (Michel) (suite)

Si l’on se tourne d’abord vers l’homme, on lira sur son visage usé de violence et comme détruit par soi-même les signes d’une âme isolée, agressive et vulnérable. Mais ce masque au prognathisme amer nous apparaît en même temps comme un masque de théâtre, et l’on pourra se demander si le théâtre n’était pas dès l’origine au centre de cet homme qui n’aurait fait que le porter à la scène en sortant ainsi de sa solitude de malade pour déployer fastueusement sa passion et sa misère parmi des personnages nés de ses visions. Un certain théâtre ne peut-il être défini comme une solitude qui foisonne ? De là viendrait le lyrisme foncier qu’on perçoit dans ce dramatisme d’apparence si extravertie, où une sensibilité écorchée n’attaquerait que pour se défendre. Mais l’arme du poète a tout du boomerang : avec elle, il frappe et saigne, meurtrier qui se tue soi-même à travers sa cuirasse de cris. L’irruption du rire ne change rien à la chose. Ses drames ont des éclairs de farce et ses farces un fond de drame : « Vaudeville attristant », dira-t-il de Pantagleize. En tout cela, il se raconte. Vérité forcée ? C’était sa nature d’être le martyr d’une telle vérité. Dans des parades qu’éclabousse soudain le sang des profondeurs, les héros tragiques ou burlesques de De Ghelderode ne feraient que le multiplier... On se demandera s’il n’y a là que défoulement, victoires blessées d’une impuissance qui s’exacerbe, expulsion libératrice du noir d’un être, ou si par hasard cette légende impériale et grinçante ne serait pas antiphrase, portrait brandi à l’envers. De même que Barabbas était, au dire de son auteur, « la Passion vue d’en bas », qui sait si tout ce déchaînement négatif n’est pas un positif révélé en creux ? « La quête de Dieu par le soufre », a-t-on dit... Ou bien le dramaturge serait-il simplement celui qui constate le mal ? « La cruauté est vérité », a-t-il déclaré un jour. Peut-être lui-même n’y voyait-il pas tout à fait clair et le théâtre aurait-il été pour lui le terrain d’une exploration de l’énigme intime, de telle sorte que ses réticences des Entretiens d’Ostende signifieraient que c’est à nous de le déchiffrer dans son œuvre, comme il a essayé de s’y découvrir. Cessons donc de l’interroger, ne lui demandons pas s’il délivre un message ni si en vérité il croit à son diable. « Si je crois au diable, parbleu ! » s’écrie le narrateur de Sortilèges, mais il ajoute ceci qui ne laisse pas d’être éclairant : « N’a-t-il pas toujours parlé à mon imagination ?... Ne me galvanise-t-il pas au même titre qu’un héros de théâtre ? » Après tout, la philosophie à tirer de l’œuvre ghelderodienne paraîtrait sans doute assez sommaire si elle ne reprenait toute son importance en tant qu’imagination motivant des sujets et des effets : ni un Sade ni un Dostoïevski, mais un démiurge à la palette de flamme. Cela nous amène à la seconde voie d’explication, laquelle ne récuse d’ailleurs ni ne remplace la première mais vise à rejoindre le poète sur un autre terrain. Sans doute y eut-il en De Ghelderode, à côté d’une âme inquiète et déchirée, une sensibilité esthétique visitée et tentée par un certain genre de figures. Il arrive souvent, a noté Aurélius Weiss, que ses personnages « donnent la sensation de se détacher d’un tableau ». Mais c’est le poète qui peint le tableau, un tableau dont il portait en soi la vision. Le besoin d’un style d’images particulier se serait donc créé la morale et la philosophie qui permettaient de les extérioriser, et la réussite proviendrait de la convergence de ce goût avec un contenu psychologique qui lui aussi habitait l’auteur.

Au reste, le spectateur de Ghelderode cherche moins des intentions qu’il ne subit l’agression d’un spectacle. Il suit la dynamique d’une parole, et il voit. L’auteur, qui avait en lui la vocation d’un hardi metteur en scène, n’a ménagé ni les déguisements ni le décor et les éclairages, empruntant au cirque et au cinéma plus d’un de leurs moyens plus ou moins raffinés. Dire qu’il est un baroque l’excusera de sembler quelquefois par trop romantique... Voici un théâtre qui veut avant tout frapper, d’où sa technique sans demi-teintes : De Ghelderode, l’anti-Tchekhov ? L’auteur y a défait sa prose, l’a voulue violente et vulgaire, et n’y laisse fuser la poésie qu’en de fulgurantes formules. Il se complaît au relief assuré de ses bouffons, nains, sorciers ou moines d’enfer, et, pour nous enfoncer dans la tête les clous d’une compréhension affective ou viscérale, il met sur les planches des personnages qui sont des sortes de spectateurs jugeant ce qui se joue. « Avatar du chœur antique », avouait-il à ce propos, sans confesser que cela pouvait provenir de sources ou de rencontres plus récentes.

C’est que cet écrivain qui lisait beaucoup n’a pas manqué de cueillir çà et là procédés et thèmes qui pouvaient à la fois servir son entreprise de choc et traduire son hypnose personnelle. Il a dit sa dette envers De Coster, mais, sans parler des drames maeterlinkiens ou de l’Ubu de Jarry, il est incontestable que le théâtre belge des années 20, avec Fernand Crommelynck, Paul Demasy ou Henri Soumagne, que le drame expressionniste d’Allemagne et celui de Leonid Nikolaïevitch Andreïev l’ont aidé à forcer les portes d’un univers où tout était monté d’un ton, la poésie comme la trivialité. Ajoutons-y la leçon des peintres, de Bosch et Goya à Ensor. Et son cher xvie s. lui amenait Shakespeare, suivi de Calderón... C’est ainsi que ce théâtre, anachronique dans son esprit, son peuplement humain et son décor, mais armé de moyens renouvelés ou nouveaux et conduit par la sincère hantise de son auteur, émerge du tourbillon des influences comme un événement scénique doué des piments de l’insolite.

R. V.

 M. de Ghelderode, R. Iglésis et A. Trutat, les Entretiens d’Ostende (l’Arche, 1956). / P. Vandromme, Michel de Ghelderode (Éditions universitaires, 1963). / A. Weiss, le Monde théâtral de Michel de Ghelderode (Librairie 73, 1966). / Numéro spécial de la revue Marginales (Bruxelles, mai 1967). / J. Decock, le Théâtre de Michel de Ghelderode (Nizet, 1970). / A. Jans, Michel de Ghelderode (Hachette, 1972).