Poète tragique italien (Asti 1749 - Florence 1803).
Dans sa Vie écrite par lui-même (de 1790 à 1803), s’il exalte volontiers dans ses souvenirs d’enfance les premiers signes de sa vocation à l’héroïsme, Alfieri juge avec une extrême sévérité son adolescence, jusqu’en 1775, date de sa première tragédie, Cleopatra, à travers le succès de laquelle il prit irréversiblement conscience de son génie tragique. Cette « préhistoire » d’Alfieri n’en est pas moins essentielle dans la genèse de sa vocation tragique. Celui qui devait écrire : « J’ai conçu presque toutes mes tragédies en écoutant de la musique, ou quelques heures après », eut tout loisir de fréquenter l’opéra de Carignano pendant ses huit années d’« inéducation » à l’Académie militaire de Turin. Stigmatisant la frivolité et l’inculture de l’aristocratie piémontaise, à laquelle il appartenait, Alfieri ne devait reconnaître qu’aux nobles le droit de mettre en cause l’institution monarchique. Le dilettantisme même de sa formation intellectuelle favorisait le libre essor d’une sensibilité fougueuse, qu’il enflamma en parcourant l’Europe de 1766 à 1772 (Paris, Angleterre, Hollande, Allemagne, Danemark, Suède, Finlande, Russie, Espagne, Portugal), « plus en fugitif qu’en voyageur », avide de paysages sauvages et impatient de mettre à l’épreuve sa haine croissante pour toute forme de tyrannie. À partir de 1775, Alfieri concentre toute son énergie dans la création tragique, soutenu par le « digne amour » qu’il conserva jusqu’à sa mort pour la comtesse d’Albany. Rompant avec son passé turinois et avec ses œuvres de jeunesse (l’Esquisse du jugement universel, I Giornali, brillantes satires mondaines de l’aristocratie piémontaise, et la farce I Poeti), il s’établit en effet idéalement à Florence, pour remédier à sa formation linguistique hybride (Alfieri adolescent parlait et écrivait surtout en français) en s’« abîmant dans le gouffre grammatical » de la toscanité avec la même énergie qu’il mettra plus tard, à quarante-sept ans, à apprendre le grec.
La chronologie des tragédies est fort complexe. Alfieri travaillait simultanément à plusieurs d’entre elles, dont il divisait l’élaboration en trois temps, parfois fort éloignés l’un de l’autre : la conception, la rédaction en prose (souvent, d’abord en français, puis en italien), la versification. On peut, cependant, les décomposer en plusieurs grandes périodes créatrices. De 1776 à 1781, avec une ardeur quasi frénétique, Alfieri écrit douze tragédies, contemporaines de son essai Della Tirannide, où la psychologie du tyran, celle de l’homme libre et l’atmosphère de la Cour (« Della Paura », III, 1) sont profondément analysées. À Filippo, Polinice, Antigone, Agamennone, Oreste, œuvres vigoureuses, mais d’une facture encore rudimentaire, font suite les tragédies qui, de l’aveu même de l’auteur dans ses Jugements, dénoncent une crise de son inspiration : Don Garzia, qui développe, en les appauvrissant, certains thèmes de Filippo ; Rosmunda, encombrée de réminiscences de Polinice et d’Oreste ; Maria Stuarda, « la seule, peut-être, que l’auteur voudrait ne pas avoir faite ». Ottavia, malgré sa construction défectueuse, met en scène un des personnages féminins les plus émouvants d’Alfieri, avec Antigone et Mirra.
À Rome (1781-1783), Alfieri élargit son expérience stylistique à travers les odes à L’America libera et le poème de L’Etruria vendicata, et sa Merope a des accents élégiaques jusqu’alors inconnus dans son théâtre. La lecture de la Bible lui inspire le chef-d’œuvre de Saul, où, pour la première fois, le ressort tragique n’est pas l’affrontement de deux antagonistes ou de deux idées, mais la conscience déchirée du héros. Dès lors, son œuvre à la fois se raffine et se disperse : ses Rime réélaborent la rhétorique de Pétrarque pour en subvertir le sens et l’harmonie ; Agide et Sofonisba témoignent de l’épuisement de sa veine tragique, n’était Mirra, sublime tragédie de l’inceste, sans doute son chef-d’œuvre. Alfieri écrira encore : Il Panegerico di Plinio a Traiano ; les deux Bruto ; le Dialogo della virtù sconosciuta ; Del Principe e delle lettere, œuvres où le héros classique et le poète sont associés dans un même idéal de rénovation nationale ; le Misogallo, d’inspiration antifrançaise et antirévolutionnaire, contrastant avec son précédent Parigi sbastigliato ; enfin, après des tentatives avortées de « tramélogédies » (Abele), une adaptation de l’Alceste d’Euripide et un recueil de Satire, cinq comédies politico-didactiques (L’Uno, I Troppi, I Pochi, L’Antidoto, La Finestrina, Il Divorzio) ; avant de consacrer ses derniers jours aux dernières pages de sa Vie.
J.-M. G.
➙ Italie / Tragédie.
B. Croce, Poesia e non poesia (Bari, 1923 ; 5e éd., 1950). / M. Fubini, Ritratto dell’Alfieri ed altri studi alfieriani (Florence, 1951). / R. Ramat, Vittorio Alfieri, Saggi (Fiume, 1954). / V. Masiello, L’Ideologia tragica di Vittorio Alfieri (Rome, 1964). / W. Binni, « Vittorio Alfieri », dans Storia della letteratura italiana (Milan, 1968).