Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dante Alighieri (suite)

Mais cette sublime contemplation est encore à venir, et, après la Vita nuova, la poésie de Dante reflète, à travers sa tension expérimentale, une profonde crise morale et intellectuelle. Période de déviance (« traviamento ») sentimentale, de doute philosophique, d’engagements politiques et de recherche formelle, préfigurant l’errance de l’exil. L’expérimentation poétique de Dante se meut alors dans trois directions : d’une part les Rime allégoriques et doctrinales (à partir de 1293), où Dante dépasse à la fois l’idéologie amoureuse et les conventions stylistiques du « dolce stil nuovo », à travers le mythe de l’amour pour la « donna gentile », devenue le symbole de la philosophie, synthèse harmonieuse de beauté et de vérité ; d’autre part, la tension avec Forese Donati (1293-1296), échange d’insultes et d’insinuations réalistes jusqu’à la caricature (pauvreté, vol, insuffisance conjugale, etc.), atteste le désir de Dante d’élargir le champ de son expression et la virtuosité avec laquelle il sait renouveler les techniques médiévales du style comique ; les « rime petrose » (à partir de 1296) enfin, dans la tradition âpre (complexité prosodique et inspiration tragique) du grand troubadour provençal Arnaut Daniel, dramatisent l’angoisse amoureuse dans un décor sidéral et glacé.

Les dernières Rime (sept et peut-être huit) de Dante datent des premières années de son exil. Constat d’amertume et d’échec, elles expriment tantôt la conscience douloureuse de la fatalité de la passion soustraite au libre arbitre, et tantôt l’impuissance du juste en exil face à la fausseté et à la corruption de son temps. Puis, au seuil de la maturité, Dante abandonne provisoirement tout exercice poétique pour dresser le bilan moral (Il Convivio) et littéraire (De vulgari eloquentia) de ses précédentes expériences, et jeter les bases théoriques de son futur chef-d’œuvre.

Il Convivio (le Banquet), écrit de 1304 à 1307, devait compter 15 livres : le premier, d’introduction, et les 14 autres, de commentaire à 14 chansons de « vertu et d’amour ». Seuls les 4 premiers ont été composés. L’œuvre est dédiée aux « princes, barons, chevaliers et autres nobles personnes, tant hommes que femmes », conviés au banquet idéal de la science et de la vertu. Nouvelle Éthique à Nicomaque, Il Convivio se propose d’édifier, à côté de la culture cléricale, une culture laïque moderne fondée sur la spéculation philosophique et destinée à rénover l’action et les structures politiques. D’où l’importance que Dante accorde (livre Ier) au fait d’écrire son traité en langue vulgaire et non, selon la tradition des ouvrages savants, en latin. Mais, au-delà de motivations pratiques (le public auquel il s’adresse ignore le latin), ce choix de Dante est dicté par l’ambition de démontrer la richesse structurale et expressive de la langue vulgaire en fondant la prose scientifique italienne. Dans le livre II, après avoir retracé allégoriquement l’itinéraire spirituel qui, de Béatrice à la « donna gentile », l’a conduit de l’idéal courtois à l’idéal philosophique, Dante expose, selon la doctrine scolastique, la hiérarchie des cieux, des savoirs et des vertus qui gouvernent la vie active et la vie contemplative de l’homme. Le livre III, éloge enthousiaste de la philosophie, démontre, non sans parfois transgresser l’orthodoxie thomiste, la complémentarité de la raison et de la foi, de la science et de la révélation. Le livre IV s’attache à définir le concept de noblesse : non pas comme privilège héréditaire, mais, théologiquement, comme la perfection de chaque chose selon la nature que Dieu lui a assignée ; la noblesse de l’homme réside ainsi dans les vertus morales et intellectuelles qui le conduisent à la béatitude, à travers la perfection de la vie active et contemplative. Dante y esquisse également la théorie, développée plus tard dans la Monarchia, de la mission providentielle dévolue dans l’histoire de l’humanité à l’institution impériale.

Le De vulgari eloquentia, contemporain du Convivio, est lui aussi resté inachevé. Traité du bien-dire en langue vulgaire, il devait constituer (d’après les allusions mêmes de Dante au plan général de l’ouvrage qu’il a interrompu avant la fin du livre II) une véritable somme rhétorique et stylistique, doctrine et technique de l’expression poétique, selon la rigoureuse hiérarchie médiévale des styles héritée de la rhétorique gréco-latine, du style illustre ou tragique au style humble ou comique, en passant par le moyen ou élégiaque ; le traité devait sans doute aussi aborder l’expression en prose. Le livre premier est consacré à la définition du « vulgaire illustre ». Dante oppose d’abord la langue vulgaire, enseignée par les nourrices et caractérisée par l’instabilité de l’usage, à la « grammaire » apprise à l’école et codifiée par l’art littéraire, en l’occurrence : le latin. La langue vulgaire est plus noble que la grammaire, en tant que plus conforme à la nature. Il n’est que de la codifier pour assurer définitivement sa supériorité. Mais, pour ce faire, il faut d’abord la définir, étant donné que la langue originelle d’Adam et du Christ s’est depuis Babel d’abord scindée en trois : la grecque, la germanique et la méridionale, elle-même divisée en langues d’oc, d’oïl, et italienne, celle-ci morcelée à son tour en 14 dialectes, aux innombrables parlers locaux, que Dante analyse successivement. Chacun de ces dialectes étant à la fois digne et indigne d’être assumé comme modèle, Dante leur préfère la rationalité et la clarté, non plus cette fois d’une grammaire antinaturelle, mais celles du système linguistique concrètement fondé par la récente tradition poétique italienne, des Siciliens aux « stilnovisti » et à Dante lui-même. Dans le livre II, Dante précise le champ de pertinence stylistique du « vulgaire illustre » qu’il vient ainsi de définir, voué aux faits d’armes, à la célébration de l’amour et de la vertu, ainsi que ses techniques propres, selon les canons rhétoriques de l’époque.