Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

culture (suite)

Au départ, c’est dans la linguistique que les structuralistes (et parmi eux on peut compter F. Boas, R. H. Lowie et A. R. Radcliffe-Brown*) trouvent un modèle possible d’interprétation des faits culturels, aux termes duquel ces faits culturels sont « signifiants » et acquièrent leur signification dans le cadre d’un système de relations réciproques, d’oppositions, d’implications. Par exemple, « les phénomènes de parenté sont des phénomènes de même type que les phénomènes linguistiques » (Lévi-Strauss). C’est, en effet, à travers l’étude des systèmes de parenté que les structuralistes, à la suite de Radcliffe-Brown, ont montré que tout fait culturel est une structure formelle, où des termes généraux sont mis en relation d’opposition, de disjonction, de médiation et apparaissent « comme les termes d’une combinatoire où l’on peut voir l’amorce d’une véritable logique des propositions ». Ce sont les lois du fonctionnement de la pensée qui apparaissent dans la structure : quelles que soient les particularités des cultures, « les lois logiques, qui finalement gouvernent le monde intellectuel, sont de leur nature essentiellement invariables et communes, non seulement à tous les temps et à tous les lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction même entre ceux que nous appelons réels et chimiques : elles s’observent au fond, jusque dans les songes » (le Totémisme aujourd’hui). C’est dire que l’anthropologie, définie comme une « théorie générale des rapports », exclut l’analyse des éléments culturels isolés. Mais, en revanche, les différents niveaux (« codages ») de la structure se renvoient l’un à l’autre, comme peuvent le faire les points d’une spirale ou les enveloppes d’un oignon : l’astronomie renvoie à la cuisine, l’organisation familiale à la géographie du village, la musique à la mythologie. Les formes des campements des Indiens des plaines varient avec l’organisation sociale des tribus, la consommation du miel avec l’éducation des femmes.

Quant au phénomène de l’acculturation et de la transmission culturelle, il est pour les structuralistes une espèce d’illusion, comme du reste l’histoire tout entière quand elle se veut dialectique et synthétique. L’image chère à Lévi-Strauss est celle de la spirale : l’analyse cherche à atteindre les couches profondes et à en dégager la structure, non à établir des relations entre les structures données. Puisque la même logique est à l’œuvre « dans la pensée sauvage et dans la pensée scientifique », la question de leur rapport s’efface et se dissout. Au contraire, c’est la relation de la culture, comme « superstructure », avec la nature, qu’elle découpe, interprète et symbolise, qui devient l’objet de la recherche théorique et de l’enquête ethnologique.


Culture et nature

On peut considérer que J.-J. Rousseau a mis en place tous les termes du problème dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité et l’Essai sur l’origine des langues (1781). C’est dans une double dimension qu’il faut envisager le rapport de la culture à la nature. Du point de vue de l’histoire : y a-t-il un événement qui inaugure l’ère culturelle ? Du point de vue du fondement : y a-t-il quelque chose dans l’homme qui rende inévitable ce « passage » ? Certains auteurs ont soutenu l’hypothèse historique et cherché à reconstituer un stade préculturel, comme l’état primitif et naturel de l’humanité. Ce thème existe chez Rousseau, comme en témoigne le mythe de l’« homme de la nature », du « bon sauvage », vivant dans la solitude, l’ignorance et le bonheur. Le passage de l’état naturel à l’état « civil » s’explique par une série d’événements hasardeux, comme l’apparition tout à fait fortuite, selon Rousseau, de la propriété privée ; ainsi, la civilisation est l’effet d’un malheureux hasard, ou plutôt d’un malheureux concours de circonstances hasardeuses. De son côté, Darwin a cru pouvoir reconstituer l’état primitif de l’humanité : comme les singes supérieurs, dont ils sont issus, les hommes ont longtemps vécu en petites hordes placées sous la domination du mâle le plus fort et le plus vieux. Selon Freud, l’humanité serait passée de la horde primitive inculte à la première société qu’est le clan totémique à la faveur d’un « événement », qu’il retrace dans Totem et tabou : « Un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils à mesure qu’ils grandissent » ; des fils révoltés et haineux, devenus entreprenants, tuent le père et le mangent, en mettant fin à l’existence de la horde. Devenu « totem », l’ancêtre mort exerce une autorité indiscutable, et la nouvelle société fraternelle, liée par le sang du parricide, réparera symboliquement le crime inaugural par les interdits alimentaires et sexuels touchant le totem. Ainsi, pour Freud, la culture dérive du sentiment de culpabilité et du besoin d’expiation qu’il engendre. Dans Malaise dans la civilisation, il montre « l’analogie existant entre le processus de la civilisation et la voie suivie par le développement individuel : on est en droit de soutenir que la communauté, elle aussi, développe un Surmoi dont l’influence préside à l’évolution culturelle ». Outre le fait que cette analogie, si elle renvoie à autre chose que des problèmes de méthode, est suspecte, la reconstitution, par Darwin, de la société primitive est très conjecturale : l’hypothèse de la horde est aujourd’hui abandonnée. En fait, la question de l’origine est une question sans fond et qui n’a de valeur que si elle recoupe la question du fondement, c’est-à-dire du sens. Chez Rousseau, et c’est là qu’il est un précurseur, la reconstitution historique de l’état naturel est hypothétique, et le passage de la nature à la culture s’effectue plus comme une restructuration des données naturelles de la vie que comme le mouvement d’un état à un autre.

Il faut donc substituer à la question de l’origine de la culture la question de sa place, de sa fonction, de son sens. C’est ce que se propose Malinowski et son école. La théorie scientifique de la culture de Malinowski repose sur une théorie des besoins : « La satisfaction des besoins élémentaires, ou organiques, de l’homme et de la race constitue le jeu minimal des conditions auxquelles chaque culture est soumise. » Puisque l’homme doit satisfaire d’abord les besoins de son organisme, il créera des dispositifs pour se nourrir, se protéger du froid, se loger, se vêtir, se protéger des animaux et des intempéries. La constitution de cette base matérielle de la culture aura pour effet de faire naître de nouveaux besoins : à côté des « impératifs instrumentaux », qui constituent la base matérielle, on voit naître des « impératifs intégrants », qui sont dérivés des premiers et qui assurent leur cohérence et leur organisation : la religion, le savoir, la magie, les règles de l’alliance et de la coopération. Cette théorie fonctionnelle de la culture a permis à certains auteurs, comme Margaret Mead, d’étudier la diversité des mœurs sexuelles en Océanie, dans leurs rapports avec les besoins naturels, d’une part, et les besoins dérivés des conditions particulières, d’autre part. Certaines coutumes, comme celle d’enterrer les vieillards, ne peuvent être comprises qu’en fonction d’une théorie des besoins ; derrière le chaos des coutumes et des mœurs (Malinowski parle d’excentricités), on retrouve toujours la même lutte pour la satisfaction et la survie, contre la rareté des ressources et l’hostilité naturelle. La culture constitue donc un second milieu, où l’homme aura à résoudre les problèmes fondamentaux de toute existence animale, à s’alimenter, à se protéger, à se reproduire. Mais, derrière l’universalité de la fonction, c’est la spécificité du fait culturel par rapport aux données de la vie qui disparaît. Toutes les institutions n’ont pas aussi évidemment pour objet la satisfaction des besoins, même dérivés, et de nombreuses coutumes ont plutôt pour effet de l’empêcher et de la rendre impossible : c’est le cas de nombreuses et irrationnelles prohibitions qui entourent la vie sexuelle. Il semble que, de la nature à la culture, on assiste à un phénomène de rupture ou, mieux, de « torsion », comme si les données de la vie animale étaient entièrement réévaluées et réinterprétées ; c’est ce qu’on peut voir à la lumière de l’analyse classique, mais fondamentale de la prohibition de l’inceste.