Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Alembert (Jean Le Rond d’)

Mathématicien et philosophe français (Paris 1717 - id. 1783).


Le 16 novembre 1717, on recueille sur les marches de l’église Saint-Jean-le-Rond, dans le cloître Notre-Dame, un nouveau-né abandonné dans une boîte de sapin. Porté à l’hospice des Enfants-Trouvés et baptisé sous un nom qui rappelle le lieu de sa découverte, il est ensuite confié à la femme d’un pauvre vitrier.

Jean Le Rond est en réalité le fils de Mme de Tencin et du chevalier Destouches, commissaire provincial d’artillerie, qui, s’il ne reconnaît pas l’enfant, exercera cependant sur lui une protection discrète.

Entré à douze ans au collège des Quatre-Nations, le jeune garçon étonne ses professeurs par ses dons pour les langues anciennes et la spéculation philosophique. Maître ès arts en 1735, auteur d’un commentaire de l’Épître de saint Paul aux Romains qui enthousiasme ses professeurs jansénistes, il refuse cependant de se consacrer à la théologie et suit les cours de l’École de droit. Avocat en 1738, il s’essaie à la médecine, mais découvre assez vite sa véritable vocation : les mathématiques, qu’il a plutôt réinventées qu’apprises à l’aide de quelques leçons d’un unique professeur. Dès 1739, il adresse à l’Académie des sciences des observations sur l’Analyse démontrée du P. Reyneau, puis l’année suivante un mémoire sur la réfraction des corps solides. Le 29 mai 1741, il est nommé adjoint dans la section d’astronomie. Associé géomètre en 1746, pensionnaire surnuméraire en 1756, il ne sera titulaire qu’en 1765, mais il lui a fallu moins de dix ans pour donner l’essentiel de son œuvre scientifique, toute centrée sur la mécanique. Son Traité de dynamique (1743) est fondé sur le « principe de d’Alembert », qui ramène la dynamique à la statique. En 1752, il établit les équations rigoureuses et générales du mouvement des fluides. Ses recherches de mécanique, d’acoustique et d’astronomie le conduisent à approfondir el à perfectionner l’outil analytique de son siècle. Il montre que le corps ℂ des nombres complexes suffit à tous les besoins de l’analyse et donne une démonstration, la première, du théorème fondamental de l’algèbre (1746). Premier à utiliser un développement de Taylor avec reste explicité sous forme d’intégrale (1754), il trouve la solution générale d’une équation aux dérivées partielles (Recherches sur les cordes vibrantes, 1747) et propose une méthode de résolution des systèmes d’équations différentielles. En 1768, il utilise, dans un cas particulier, le critère de convergence des séries qui porte son nom.

Célébré par les académies, d’Alembert est alors découvert par les salons : lancé par Mme Geoffrin, il devient, dès la fin de l’année 1748, l’un des hôtes les plus assidus de Mme du Deffand. Désireux de plaire et jaloux de son repos, irritable mais généreux, défenseur du goût et ne dédaignant pas le calembour, d’Alembert apparaît comme un personnage ondoyant, inégal : « Je change à mon gré de visage [...], lui fait dire Chamfort, je contrefais même le sage. » Il possède, il est vrai, un véritable talent d’imitation (il parodie les acteurs de l’Opéra ou ses savants confrères), qu’il n’hésite pas à faire applaudir jusque dans les séances publiques de l’Académie française.

Mais il témoigne de qualités plus réelles, quoique plus discrètes. Ainsi la fidélité. À l’égard, d’abord, de la seule passion de sa vie, Julie de Lespinasse. Enfant naturelle comme lui, entrée chez Mme du Deffand comme demoiselle de compagnie, elle doit à d’Alembert de conserver la société des encyclopédistes lorsque la marquise la chasse en 1764. C’est lui qui la soigne lorsqu’elle est atteinte de la petite vérole. « Il n’y a entre nous ni mariage ni amour, écrit-il à Voltaire, mais de l’estime réciproque et toute la douceur de l’amitié. » Fidélité aussi à sa nourrice : jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, d’Alembert rentre chaque soir dans sa petite chambre de la rue Michel-le-Comte, qu’il ne quittera, atteint d’une fièvre putride en 1765, que sur les instances de son médecin. Fidélité encore à ses amis : c’est pour eux qu’il mène une vie casanière, entrecoupée seulement d’un séjour aux « Délices », chez Voltaire (1756), de deux voyages auprès de Frédéric II (en 1755 à Wesel, en 1763 à Potsdam), d’une excursion en Provence en 1770. Il refuse de succéder à Maupertuis à la présidence de l’Académie de Berlin, il décline, en 1762, l’offre de Catherine II de diriger l’éducation de son fils, le grand-duc héritier. Fidélité enfin à l’esprit philosophique, moins par l’exposé d’un système de pensée rigoureux que par son attachement à une certaine attitude mentale. Sceptique et doutant même de la valeur du scepticisme, il pense qu’« il n’y a point de science qui n’ait sa métaphysique » ; et en métaphysique « non ne [lui] paraît guère plus sage que oui ». Cherchant à fonder la morale aussi bien que la logique sur des principes simples, il accorde cependant une place à l’intuition en mathématiques et finit par croire « que tout ce que nous voyons n’est qu’un phénomène qui n’a rien hors de nous de semblable à ce que nous imaginons ». On prétend qu’il « confesse la vérité » avec plus d’héroïsme dans sa correspondance que dans ses publications officielles. Mais il fait l’apologie du christianisme dans une lettre à Catherine II et regrette l’athéisme de Lucrèce dans la préface à ses Éloges de plusieurs savants (1779). « Protagoras », le surnomme Voltaire. S’il a du sophiste grec le dédain du dogmatisme, il en a aussi la souplesse, l’« art de persuader ». Le rôle de d’Alembert a été essentiel dans la diffusion des idées nouvelles, qu’il savait présenter sans agressivité, les colorant habilement de sa bonhomie et de son prestige. C’est ce talent qu’il sut si bien utiliser dans la présentation de l’Encyclopédie.

D’Alembert ne limite pas sa collaboration à la rédaction ou à la révision des articles consacrés aux mathématiques. Il rédige le Discours préliminaire, préface à l’Encyclopédie, paru le 1er juillet 1751 : à côté d’une histoire des idées et d’un arbre généalogique des sciences et des arts inspiré de Bacon, il y fait une place à la religion révélée. Il est également l’auteur de la dédicace à d’Argenson et de l’avertissement du tome III. Il obtient le concours de Montesquieu et de Voltaire. Il intervient auprès de Malesherbes, directeur de la Librairie, pour faire interdire des publications concurrentes ou réprimer les critiques trop violentes des adversaires de l’esprit philosophique. Mais sa patience se lasse bientôt dans les querelles : les protestations des Jésuites et de l’archevêque de Paris, les attaques personnelles de Fréron, de l’abbé de Saint-Cyr et du P. Tolomas, le scandale de l’article Genève et la polémique avec Rousseau, la répression intellectuelle et policière inaugurée par la révocation du privilège accordé à De l’esprit d’Helvétius (10 août 1758) le déterminent à renoncer à son « maudit travail ».