Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

correspondance (suite)

Ainsi, comme l’indiquent régulièrement les préfaces des recueils épistolaires, les lettres devaient non seulement plaire, mais être utiles. Cette conception explique des pratiques qui nous surprennent aujourd’hui. Les éditeurs de correspondances présentent non seulement comme un droit, mais comme une obligation l’usage de ne pas publier toutes les lettres d’un auteur et de pratiquer des coupures à l’intérieur de chacune. L’éditeur des lettres de Bayle (1714) déclare sans ambiguïté : « [...] j’ai pris soin d’en rejeter non seulement toutes celles qui étaient trop négligées pour être conservées, mais encore celles qui, étant écrites avec plus de soin, ne contenaient néanmoins rien qui fût digne de l’attention d’un lecteur raisonnable. J’ai fait plus : j’ai ôté de toutes celles que j’ai conservées une quantité considérable de compliments, de commissions, de remerciements, et je ne sais combien d’autres choses de cette nature ; en un mot, tout ce qui ne m’a point paru propre à instruire ou à réjouir le lecteur. » Il prétend ainsi défendre la mémoire de son auteur, qui, estime-t-il, n’aurait pas voulu que fût inconsidérément livré au public ce qu’il ne destinait qu’à ses amis. C’est dans cette perspective que s’expliquent les libertés prises par le chevalier Perrin, qui, au xviiie s., a procuré la plus importante édition de la correspondance de Mme de Sévigné : « Jaloux du succès d’un ouvrage posthume qu’il publie, il [l’éditeur] doit se représenter sans cesse ce qu’aurait fait l’auteur lui-même, si celui-ci avait eu le temps d’y mettre la dernière main. [...] lui contestera-t-on la liberté de supprimer ce qui ne lui paraît point également propre à voir le jour ? » (Avertissement en tête de l’édition de 1754.)

L’attitude du public à l’égard des lettres changea pour des raisons qui tiennent les unes à l’évolution générale du goût, les autres à des événements plus particuliers. La publication en 1669 des Lettres portugaises fut certainement au nombre de ces événements. Avant elles, les lettres d’amour étaient conçues à la manière de celles d’Héloïse et d’Abélard, c’est-à-dire mêlées de considérations morales et religieuses, ou, plus souvent, sur le modèle italien, c’est-à-dire remplies de métaphores luxuriantes et de figures de rhétorique ingénieuses et éloquentes. Le roman de Guilleragues donna l’exemple de lettres dans lesquelles la passion s’exprimait seule, au mépris, semblait-il, des convenances morales, sociales ou littéraires : après 1669, comme on avait écrit des lettres à la Balzac ou à la Voiture, on écrivit des lettres d’amour qui s’efforçaient de mériter le nom de « portugaises ». Il est intéressant, pour la nature même du genre épistolaire, qu’une œuvre littéraire ait été considérée comme le représentant par excellence du style « naturel ».

Un autre facteur qui contribua à modifier l’attitude du public à l’égard des lettres fut la publication de la correspondance de Mme de Sévigné au xviiie s. (1725, 1726, mais surtout 1734 et 1754). Presque tous les genres et tous les sujets y sont représentés : billets, lettres badines ou passionnées, comptes rendus pleins de mouvement et de couleurs, méditations sur les sujets les plus graves. Mais ce foisonnement même fait éclater les cadres traditionnels. Et surtout, le personnage de l’auteur, malgré les affadissements apportés par l’éditeur, s’impose avec une telle évidence qu’il concentre sur lui l’attention. Ce n’est pas que les autres motifs d’intérêt soient absents : la société évoquée par Mme de Sévigné ne nous laisse pas indifférents, mais l’essentiel pour le lecteur est l’image ou, pour mieux dire, la recréation de cette société à travers la personnalité de l’auteur.

Si frappantes et si originales que soient les œuvres dont nous avons parlé, elles n’auraient sans doute pas eu une influence aussi forte si elles ne s’étaient inscrites dans une évolution générale du goût vers une certaine spontanéité, au moins apparente. Cette évolution, il faut sans doute en situer la source dans l’aristocratie sociale et intellectuelle, qui composait la plus grande partie du public des lecteurs au xviie s. En effet, s’il fallait trouver avant Guilleragues un ton comparable à celui des Lettres portugaises, ce n’est pas dans les manuels épistolaires qu’il faudrait le chercher, mais, par exemple, dans les lettres de la princesse de Conti. Quant aux lettres de Mme de Sévigné, avant d’entrer dans le patrimoine de la littérature française, avant même d’être une révélation pour les lecteurs du xviiie s., elles avaient été lues, appréciées et louées pour leur charme naturel dans un milieu dont elles demeurent l’expression la plus originale, mais aussi la plus fidèle et la plus profonde. Quoi qu’il en soit, c’est au cours du xviiie s. et plus encore au xixe s. que devient sensible un changement dans l’attitude envers la création littéraire. Auparavant, on attachait du prix aux œuvres en elles-mêmes, à celles qui se présentaient sous la forme la plus achevée. Désormais et jusqu’à nos jours, on s’intéressa de plus en plus aux œuvres comme à l’expression la plus directe, la plus authentique d’une personnalité.

La littérature épistolaire a grandement profité de ce nouvel état d’esprit. La correspondance des hommes célèbres est, par principe, jugée digne d’attention, puisqu’elle est appréciée surtout en elle-même et en fonction de son auteur — ce qui n’empêche que l’on continue à y puiser toutes sortes de renseignements portant sur des faits d’ordre historique, politique, idéologique, anecdotique. Celle des écrivains est particulièrement prisée : on y cherche des éclaircissements sur l’œuvre proprement littéraire, sur sa genèse, sur ses intentions. Plus profondément, on s’efforce d’y capter le plus près possible de sa source l’univers intérieur d’un créateur et d’étudier les transformations qu’il subit pour aboutir à l’œuvre élaborée. Il arrive même que celle-ci, surtout si elle relève d’un genre rigoureux, ne soit plus considérée que comme le dernier et le moins intéressant des avatars de la création littéraire. Les tragédies de Voltaire, qui furent admirées de son vivant, sont aujourd’hui tombées dans l’oubli, alors que les cent deux volumes de ses lettres trouvent de plus en plus de lecteurs. On pourrait faire une remarque analogue à propos de George Sand. Lorsque les écrivains sont avant tout des artistes, des créateurs, la correspondance vient éclairer l’œuvre ; lorsqu’ils sont surtout des personnages, elle en arrive à se substituer à l’œuvre.