Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

conte (suite)

Le premier élément du conte, c’est son caractère oral : dans les sociétés primitives, on faisait une différence absolue entre les récits vrais (mythes) et les récits faux, les contes ayant une signification mythico-rituelle et une fonction initiatique. Les contes, comme les fables, les apologues, les légendes, reprennent la fonction du mythe et tendent à confondre aventures héroïques et épreuves initiatiques, comme les poèmes homériques. Oral, le conte est la transmission d’un savoir : tradition de l’origine et initiation au monde. Cette fonction d’intermédiaire se retrouve dans la plupart des contes, non seulement régionaux (coutumes, folklore, etc.), mais encore littéraires. Parlant de Guy de Maupassant et l’art du roman, A. Vial a pu écrire : « La destination du conte est de servir de messager d’expérience entre un personnage qui raconte et un ou plusieurs personnages qui écoutent, et de déterminer chez celui ou ceux qui écoutent une modification ou un enrichissement du jugement. » Le conte est un monde de voix complices et de paroles sous-entendues.

Ainsi le conte, proche de la légende, présente une ambiguïté qui le fonde : vrai et mythique, il tend à la fois à la réalité et au merveilleux. Surtout, il est choix : du style, du ton et de l’intention. Satirique, moral, social, philosophique, il prétend moins à la relation qu’à l’interprétation d’une relation tout entière orientée. Son sens est souligné par le conteur ou se dégage de lui-même : symbolique ou édifiant, le conte est une certaine façon de voir la vie et de dire cette vision. On comprend alors qu’il se soit de plus en plus orienté vers le fantastique, qui est la révélation de certains phénomènes. De l’image et de la réalité à l’imagination et au merveilleux, le conte est cette variation d’une relation au monde et à la nature.

Cette ambiguïté, l’évolution du conte la reflète fidèlement. À l’origine, le conte était le plus souvent un fonds commun d’histoires et de sentences qui élaboraient la réalité historique en paraboles mythiques. Dans la littérature de l’Égypte antique, le conte présente le double caractère de vérité (les Aventures de Sinouhé) et de fiction (Conte du naufragé, v. 2000). Aventures d’Horus et de Seth (v. 1290) est un conte symbolique et populaire, le Conte des deux frères relate des aventures mythiques sous une affabulation réaliste, tandis que le Prince prédestiné est tout entier merveilleux. Dans la littérature arabe, les Mille et Une Nuits sont des récits folkloriques, épiques, peuplés de gestes chevaleresques, de scènes de mœurs, de fabliaux et d’aventures amoureuses. C’est en quelque sorte la mise en littérature de liturgies initiatiques qui s’apparentent aux mystères d’Éleusis ou d’Isis. Le conte concrétise, à côté de ce fonds religieux, des instants choisis tirés de la vie réelle. De même, dans la littérature sanskrite, on trouve dans les Veda (entre environ 2000 et 1000 av. J.-C.) maintes allusions à des contes et à des fables, comme dans les premières traditions des religions bouddhique et jaïna. Cette source religieuse explique l’indifférenciation entre la prose et le vers, le style littéraire et le style savant, l’intention récréative et l’intention didactique. Au début de notre ère, le Panchatantra met en scène des animaux qui illustrent des maximes versifiées : il inspira de nombreux contes, des Gesta Romanorum aux fabliaux, des Contes de La Fontaine à ceux de Grimm et d’Andersen. Dans l’Inde ancienne, la source des contes littéraires se trouve dans la Bṛhatkathā, ou Grand Récit, par Guṇāḍhya ; la Kathāsaritsāgara, ou l’Océan des rivières du conte (xie s.), de Somadeva, conte une aventure amoureuse dans un monde féerique, où 350 récits annexes viennent étoffer l’intrigue. De Chine, seuls quelques contes historiques nous sont parvenus. De l’époque Tang (T’ang) [618-907], on retiendra le Gujing ji (Kou-king-ki) [Mémoire concernant un vieux miroir] de Wang Du (Wang Tou) et le Bai yuan zhuan (Pai-yuan-tchouan) [Histoire du singe blanc], qui sont des contes fabuleux. Sous l’impératrice Wu (Wou), le You xian ku (Yeou sien k’ou) [Voyages dans la grotte des Immortelles] de Zhang Wencheng (Tchang Wen-tch’eng) est un conte de fées. Mais la grande période du conte Tang (T’ang) se situe après le règne de Xuanzong (Hiuan-tsong) [713-756]. On distingue des contes moraux : le Zhenzhong ji (Tchen-tchong-ki) [le Rêve dans l’oreiller] et le Renshi zhuan (Jen-che-tchouan) [Histoire de la dame Jen] de Shen Jiji (Chen Ki-tsi) ; le Nanke ji (Nan-k’o-ki) [le Gouverneur de Wanke (Nan-k’o)] de Li Gongzuo (Li Kong-tso) ; des contes historiques comme le Chang hen ge zhuan (Tch’ang-hen-ko-tchouan) [les Regrets éternels] de Chen Hong (Tch’en Hong) ; des contes d’aventures : le Qiuran ke zhuan (K’ieou-jan-k’o-tchouan) de Du Guangting (Tou Kouang-t’ing) ; enfin, des contes d’amour : le He Xiao yuzhuan (Ho Siao-yu-tchouan) de Jiang Fang (Tsiang Fang), et le Li Wa zhuan (Li-wa-tchouan) [Histoire de la courtisane Li] de Bo Xingjian (Po Hing-kien). Pendant les Cinq Dynasties (907-959) et la dynastie des Song (960-1279), le conte est merveilleux et populaire, cela sous l’influence du « bianwen » (pien-wen’) bouddhiste, en vers ou en prose. Enfin, sous la dynastie Ming (1368-1644), le Jingu qi guan (Kin-kou k’i kouan) recueille des contes extraits d’œuvres antérieures, selon le thème directeur d’une critique des mœurs. Ainsi, dans la littérature ancienne et jusqu’à des périodes plus avancées, le conte conserve son origine religieuse et son double sens : soit explicatif et didactique, soit merveilleux et fabuleux.

En Europe et dans la littérature médiévale, le genre favori est le conte, plaisant ou didactique, fidèle reflet des goûts et de la mentalité du temps. C’est en Angleterre que paraît le premier chef-d’œuvre, les Contes de Cantorbéry (v. 1390) de Chaucer, à la fois histoire moralisante et farce. Mais c’est en France que le genre prend très vite une place importante. Les Quinze Joies de mariage (v. 1450) sont un conte typique de l’époque, tandis que la veine courtoise est illustrée par l’Histoire du petit Jehan de Saintré (1456) d’Antoine de La Sale (v. 1388 - † apr. 1461). Les Cent Nouvelles nouvelles (1462), attribuées au sénéchal de Bourgogne Philippe Pot (1428-1494) ou à A. de La Sale, sont un recueil de farces, de contes licencieux, dont l’adultère et la ruse des femmes constituent les grands thèmes. Tels sont les meilleurs exemples du conte « frivole », issu du Décaméron (v. 1350) de l’Italien Boccace, traduit en 1414 par Laurent de Premierfait (1383-1420). Durant la Renaissance, Boccace est largement imité : le chef-d’œuvre en est l’Heptaméron de Marguerite de Navarre (1559), recueil d’« histoires vraies » influencées par le Roman de la rose, la tradition des rhétoriqueurs et l’amour courtois. De son côté, son valet de chambre, Bonaventure Des Périers, compose ses Nouvelles Récréations et joyeux devis (1558), qui sont le meilleur recueil de contes à rire du xvie s. Certes, on pourrait faire de Rabelais le plus grand conteur de son temps, mais Pantagruel et Gargantua sont beaucoup plus que des contes et dépassent en ampleur, en profondeur et en génie verbal les autres productions littéraires. À la fin du xvie s., le conte tend à se fixer et à se scléroser : traitant de sujets plaisants, il se nourrit de fantaisie et d’invraisemblance, sans perdre son caractère oral. Pour survivre, il lui faut dès lors se renouveler complètement.