Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Alberti (Leon Battista) (suite)

L’œuvre théorique d’Alberti est d’une importance capitale pour comprendre la civilisation de la Renaissance. Plus encore que l’étendue de ses connaissances, la méthode rationnelle qu’il y déploie en fait une œuvre typiquement humaniste. Ses traités sur les arts commencent par l’énoncé de leurs fondements scientifiques. Le sculpteur doit avoir des notions précises d’anatomie, le peintre doit connaître la géométrie, l’histoire et la poésie. Le plus important de ces traités est sans doute le De re aedificatoria, divulgué en 1452, modifié par Alberti tout au long de sa vie et publié après sa mort. Il y exprime la très haute idée qu’il se fait du métier d’architecte : « Celui qui, avec une raison et une règle merveilleuse et précise, sait premièrement diviser les choses avec son esprit et son intelligence, et secondement comment assembler avec justesse [...] tous ces matériaux qui [...] peuvent servir efficacement et dignement les besoins de l’homme. » Pour Alberti, la pratique de l’architecture est une activité civique : il étudie longuement les conditions favorables à la construction d’une ville à l’ordonnance régulière, dont la conception doit beaucoup à l’Antiquité et à Vitruve*. Bien que l’intérêt public y soit considéré comme la forme suprême du bien, il faut voir dans cette œuvre un idéal plutôt oligarchique que démocratique, par l’importance donnée au Prince et aux notables.

La philosophie d’Alberti est fortement imprégnée d’aristotélisme dans sa volonté d’imiter la nature. Cette imitation ne suffit pourtant pas à créer la beauté, qui réside dans l’harmonie obtenue par le calcul des proportions, c’est-à-dire grâce à l’intervention de la raison humaine. Cet état d’esprit permet de garder un certain recul par rapport à l’Antiquité, à laquelle Alberti ne voue pas un culte aveugle. Avant Léonard de Vinci, il est le plus grand théoricien des arts que la Renaissance ait connu.

E. P.

 P. H. Michel, Un idéal humain au xve siècle, la pensée de L. B. Alberti (les Belles-Lettres, 1930). / A. Blunt, Artistic Theory in Italy, 1450-1600 (Londres, 1940 ; trad. fr. la Théorie des arts en Italie de 1450 à 1600, Julliard, 1962). / A. Chastel et R. Klein, l’Europe de la Renaissance ; l’Âge de l’humanisme (Éd. des Deux-Mondes, 1963).

Alberti (Rafael)

Poète espagnol (Puerto de Santa María, près de Cadix, 1902).


Alberti est né au fond de la baie de Cadix, sur l’Atlantique. La terre et la mer, la lumière et le vent y sont propices à la poésie. Comme il a le don du verbe, il sait exprimer son émotion personnelle. Comme il a le don des gens, il sait la faire partager. Tel est son art, bien de notre temps : l’expression d’un tempérament, la communication avec la famille des tempéraments pareils au sien dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. Car, ces affinités électives, Alberti les trouve ou les éveille chez tous ceux que saisissent avec intensité la félicité ou le tourment, la joie ou la douleur, l’admiration ou la colère.

Alberti tire donc ses modèles des chansonniers courtois du xve s., de la poésie populaire et traditionnelle (folklore et comptines), de la poésie populaire traitée littérairement (Lope de Vega et Góngora), de la poésie savante d’autrefois, solidement construite, « a cal y canto » comme celle de Góngora. Homme de métier, il s’enrichit aussi de l’apport poétique des poètes de son temps, les aînés et les cadets : Manuel Machado, Juan Ramón Jiménez, Antonio Machado, García Lorca, Aleixandre, Guillén, Salinas, Dámaso Alonso, Gerardo Diego. Enfin, il recourt aux étrangers, notamment aux Français, Breton et Aragon, et aux Russes, surtout Maïakovski, pour donner aux lettres espagnoles une résonance dans les temps à venir. Ajoutons un trait « constitutionnel » : Alberti est peintre et n’a jamais cessé d’être peintre. Sa peinture est lyrique, sa poésie est visuelle et plastique.

Tout est sincère, authentique et spontané dans l’œuvre de cet artiste. L’histoire de sa création poétique fait corps avec sa biographie, avec son expérience sensible et sentimentale.

Élevé chez les jésuites, il se cabre devant leur discipline ; et il demeurera cabré toute sa vie devant un catholicisme dont, certes, il n’oublia jamais la leçon (l’Homme inhabité). Le soir, après l’école, il retrouve une série de portraits de famille, qui l’obséderont à jamais (le Repoussoir). À quinze ans, le voici à Madrid, adonné à la peinture comme à son futur métier et cherchant ses maîtres au musée du Prado. Ses camarades l’initient à la poésie et à la musique « modernistes », celle de Rubén Darío et de Juan Ramón Jiménez, celle de Debussy et de Falla. Il prend contact avec le peintre Daniel Vázquez Díaz, qui avait fréquenté l’École de Paris, et avec le poète Aleixandre, qui cherchait sa voie du côté de Marinetti et d’Apollinaire. Dans ses premiers vers, il se raconte à lui-même : Marinero en tierra (Marin à terre, 1925) lui vaut le Prix national de littérature et l’amitié d’un jaloux protecteur, Juan Ramón Jiménez, Andalou atlantique comme lui. Sa technique relève alors de l’impressionnisme asyndétique. Dans une seule tonalité, les touches s’ordonnent fraîchement et de guingois. Mais se contentera-t-il, virtuose, de creuser cet inépuisable filon ? À la fois pour se sauver et se démentir, il écrit El alba del alhelí (À l’aube, trois giroflées, 1927). Là, il rejoint, dans le drame et la tendresse, dans la joie et la lumière, la poésie populaire traditionnelle, la poésie vivante andalouse. Son ami Lorca s’engageait alors dans le même sentier « folklorique », non moins étroit et non moins dangereux que le premier, qui était « impressionniste ». Alberti aspira bientôt à une poésie plus solide, plus construite. Le grand poète espagnol Góngora lui apprend à monter pierre par pierre une ode ou un grand chant. Il bâtit Cal y canto (Chaux vive, 1926-1927), œuvre hermétique et savante.

Or, en 1928, l’homme se retourne sur lui-même. La mue est terrible. Mille démons s’acharnent à le vider, surgis de quelque souvenir de collège, d’une leçon de théologie morale : Sobre los ángeles (Mon âme à tous les diables) offre la tumultueuse image d’un total désarroi. Alberti va bientôt se venger de ce coup abominable des anges exterminateurs. Il écrit El hombre deshabitado (l’Homme inhabité, 1929 ; publié en 1931), « auto sacramental » à la manière de Calderón, drame allégorique, mais qui s’achève sur un très espagnol blasphème. Et c’est encore à sainte Thérèse d’Avila la mystique qu’il recourt dans Sermones y moradas (Prêches et séjours au château de l’âme, 1929-1930 ; publié en 1935), un orgueilleux défi non tant au Créateur, cette fois, qu’à la société, d’où nous vient tout le mal. La crise s’achève lors de son mariage et sur son total engagement politique. Alberti donne alors dans l’agitation, la propagande et la littérature de combat. Quand, en 1936, la guerre civile éclate, il rajeunit le romance traditionnel, qui conjugue la narration épico-héroïque, l’écriture dramatique et le lyrisme de la ferveur. Hélas ! lorsque le poème devient une arme, la poésie tombe en danger de mort.