Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

conceptuel (art) (suite)

Préhistoire de l’art conceptuel

C’est une fois de plus à Marcel Duchamp* et à sa mise en garde contre l’« art rétinien » qu’il faut remonter. Mais les préoccupations de certains abstraits (et avant eux des symbolistes) n’allaient-elles pas dans le même sens ? Et ne faudrait-il pas se souvenir que c’est Léonard de Vinci le premier qui déclara la peinture « cosa mentale » ? Quoi qu’il en soit, c’est contre la matérialité de l’œuvre d’art et la consommation exclusivement sensuelle qu’elle appelait — accusée sans doute par une baisse de tension intellectuelle, sensible dans l’abstraction* lyrique puis dans le pop’ art* — que la réaction se prépara, encouragée par certaines spéculations du surréalisme* (influence directe de Magritte* sur Joseph Kosuth) ou de l’abstraction géométrique la plus rigoureuse (Max Bill, le minimal* art, certains artistes cinétiques* épris de sciences pures). La vogue de l’assemblage*, venue de dada* et de l’objet surréaliste, conduisit les artistes, notamment à la faveur des happenings*, à fixer leur attention sur les matériaux les plus vulgaires. En même temps se développait, avec Rauschenberg* et John Cage*, la tendance à ne plus opérer de distinction entre les éléments constitutifs de l’œuvre : au choix esthétique se substituait une indifférence qui, en réalité, mettait l’accent sur la personne de l’artiste. Dès 1959-60, Yves Klein* déclarait : « C’est indécent et obscène de matérialiser ou d’intellectualiser. » Et un Andy Warhol (né en 1930), en se contentant de reproduire à d’innombrables exemplaires la même photo de journal, déshabituait l’esprit à rechercher l’essentiel de l’œuvre dans l’originalité de la facture. L’art, désormais, c’était ce que l’artiste affirmait tenir pour tel (jusqu’à ce qui sera, plus tard, une expérimentation sur son propre corps dans l’art corporel).


L’art pauvre (« arte povera »)

L’art pauvre allait traduire de manière relativement sensuelle et matérialiste ce mouvement de désaffection à l’égard de ce qui, jusqu’alors, avait été tenu pour distinctif de l’œuvre d’art. Poussant à l’extrême le goût des épaves urbaines et des matériaux sans prestige qu’auparavant avaient illustré new dada, le nouveau réalisme* ou le funk* art, Joseph Beuys (né en 1921) en Allemagne, le premier, puis Robert Morris (né en 1931), Richard Serra (né en 1939) et Robert Smithson (né en 1938) aux États-Unis (où le mouvement prit le nom d’art « anti-form »), Giovanni Anselmo (né en 1934), Jannis Kounellis (né en 1936 en Grèce), Mario Merz (né en 1925) et Gilberto Zorio (né en 1944) en Italie (arte povera), Christian Boltanski (né en 1944) et Sarkis (né en 1938 en Turquie) en France se mirent à entasser de la terre, du feutre industriel, des pièces de métal brut, de la graisse, des animaux morts, des lanières de cuir ou de caoutchouc, des végétaux, des cordages, des planches, etc. Quelquefois, l’électricité, animant un magnétophone ou éclairant un néon, ajoutait une touche moderniste à un ensemble qui ne pouvait que paraître d’une redoutable austérité (pour ne pas dire d’une agressive laideur) aux yeux des spectateurs encore éblouis par les fusées colorées de l’abstraction lyrique. Par contre, l’art pauvre semblait renouer avec l’aile la moins exubérante de l’informel, celle qui se plaisait (avec Dubuffet* ou Fautrier*) dans les tons de cendres et de boues. Sauf que, chez certains de ces artistes (Beuys, Boltanski ou les Italiens), la misère du matériau n’empêchait pas le moins du monde l’imagination de fonctionner et même de fabuler.


Le « land art » (ou « earthworks » : œuvres de terre)

Poser un tas de terre sur le plancher d’une galerie (ou d’un appartement de collectionneur) était une chose. Pourquoi ne pas faire l’inverse, ou à peu près, en faisant un trou dans la terre, loin des galeries ? On n’échappait pas seulement de la sorte aux matériaux nobles et à la pérennité de l’œuvre, mais aussi (du moins jusqu’à un certain point) au marché de l’art et au public desdites galeries. Ainsi l’Américain Michael Heizer (né en 1944) pratiquait en 1968 d’étranges excavations dans les déserts de Californie et du Nevada, ou faisait déverser en pleine nuit (pour que le résultat ne paraisse pas esthétiquement prémédité) des camions de ciment dans une crevasse naturelle. Son compatriote Dennis Oppenheim (né en 1938) dessinait des sentiers dans la neige ou faisait exécuter par un tracteur de capricieuses arabesques dans les champs. Le Néerlandais Jan Dibbets (né en 1941) tentait de perturber la perspective en installant des quadrilatères de corde dans les prairies, quand il ne s’efforçait pas d’attirer un rossignol hors des limites habituelles de son domaine. L’Anglais Richard Long (né en 1945) désignait comme « sculpture » une marche en ligne droite de dix miles dans les landes des Cornouailles, ponctuée de coups de feu ou de prises de vues à intervalles réguliers. La notion de la durée apparaît inséparablement liée au land art : la plupart des interventions sont photographiées à plusieurs reprises, la manière dont la nature efface peu à peu les traces de l’activité humaine constituant un des aspects de cette activité. C’est dire que nous sommes ici en présence d’une réincarnation originale du romantisme, comme on pouvait s’en douter dès lors qu’il s’agissait, au nom de l’écologie, de reprendre contact avec la nature. Il suffirait d’en donner pour exemple l’Allemand Hans Haacke (né en 1936) photographiant des empreintes de mouettes dans la neige. Car la photographie était destinée à devenir le témoin quasi exclusif du land art. Dans les galeries, où l’on ne voyait plus d’œuvres, on projetait des diapositives montrant les travaux exécutés sur le terrain ; et des collectionneurs « commandaient » tel ou tel travail, quand ce n’étaient pas des collectivités qui demandaient qu’on leur aménage un talus ou un terre-plein quelconque ! Le land art n’avait donc pas échappé au marché de l’art, mais qui y échappe ?