Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

comédien (suite)

Non seulement le champ d’expansion culturel est différent, tant par les publics rassemblés, l’utilisation d’un texte, l’importance d’un rituel ou son inutilité, mais aussi le statut du personnage imaginaire créé varie, lui aussi : dramatiser le personnage d’Antigone dans la ville d’Athènes n’a rien à voir avec le fait de commenter le personnage de Phèdre devant la cour de Versailles. L’extrême ritualisation définie par Zeami au début du xve s. japonais ne saurait être comparée avec l’instinct parodique de Frédérick Lemaître. La différence n’est pas une simple variation ; elle implique une séparation radicale des fonctions.

Une autre distinction s’impose, qui englobe les civilisations elles-mêmes — celle qui oppose entre eux des ensembles humains où l’expression mythologique, religieuse, esthétique implique une incapacité à surmonter les nécessités de la nature et une incapacité à modifier les structures sociales, qui, dès lors, paraissent irréductiblement immuables, et des ensembles humains où la conscience collective pressent (d’une manière évidemment impensée) que l’homme possède une force capable de remodeler et la nature et la société. Seules, les secondes de ces sociétés peuvent être appelées historiques.

Or, dans ces deux cadres différents, l’acteur, comme d’ailleurs le théâtre, n’a pas le même rôle ni le même sens.

Jouer le personnage de Prométhée le révolté ne peut se faire de la même manière ni impliquer les mêmes significations que d’incarner, comme le fait l’acteur du « kathākali » indien, l’inévitable puissance des dieux : toutes les civilisations où s’impose la conscience implicite d’une éventuelle puissance sur le monde et la structure sociale établie sont aussi des civilisations de l’écriture. Le mythe s’oppose au livre, c’est-à-dire à l’écriture, dans la mesure où cette dernière entraîne une expérience imaginaire tout à fait originale et qui donne à l’acteur sa réalité de comédien. On voit comment nous établissons une distinction souvent obscurcie par des préférences subjectives : l’acteur pouvant correspondre à toute espèce de jeu et le comédien étant proprement celui qui trouve dans un texte écrit, dans une poésie, son existence propre.


L’acteur dans la ville

Il est possible que le théâtre soit lié à l’apparition de la ville. En tout cas, en Europe (mais aussi en Chine et au Japon dans la mesure où la ville répond à une réalité comparable), l’émergence de la tragédie et de l’acteur paraît inséparable de l’établissement de ce mode de vie original qu’est la cité, refermée sur elle-même, éloignée de la campagne.

Dans la ville, en effet — ville grecque, ville romaine, ville italienne du trecento et du quattrocento —, s’impose une concentration statistique des hommes que les sociologues appellent la densité sociale ; sous le regard de tous, l’homme devient un citoyen, c’est-à-dire une personne juridique bien différente de toutes les appartenances anciennes dans les sociétés patriarcales ou féodales antérieures. L’apparition de la ville, à elle seule, constitue une formidable révolution, non seulement parce que la violence y fait place à la persuasion, à la rhétorique, au langage, mais parce que les figures de la mythologie paysanne rurale traditionnelle subissent de ce fait une distorsion pénible et cruelle. On peut jouer maintenant ce que l’on avait peut-être (nous n’en savons pas grand-chose) la coutume de simplement reconstituer.

Nous avons dit ailleurs que la tragédie grecque commençait lorsque le ciel de la mythologie patriarcale et féodale se vidait, c’est-à-dire lorsque l’homme de la ville, devenu le centre d’un cosmos, demandait aux classifications mythiques de cimenter sa cohésion collective et de sanctionner la communauté urbaine plus que de lui accorder une faible marge de liberté dans un cosmos hostile. Il est possible que la Grèce ait, comme l’a pensé Nietzsche, connu le passage de la dramatisation exaltée et accompagnée de transes de possession, qu’il appelle dionysiaques, à la rationalisation déchirée du langage apollinien. Mais il est certain que l’acteur grec n’incarne des figures imaginaires et perçues comme telles qu’au moment où ces mêmes figures sont transcrites dans un texte poétique et non plus abandonnées au rituel transmis oralement.

Que l’acteur soit ici tout à la fois comprimé dans l’étroitesse d’une activité presque sacrée en raison de la crainte qu’inspire toute transgression (et, dans une certaine mesure, la représentation littéraire d’une figure jadis divine est une transgression), cela correspond aussi à la personne même de cet acteur célébrant un culte et démontrant une hypothèse. Chargé de jouer Oreste de Sophocle, l’acteur grec ne devait pas (ne devait plus) incarner un patron local, mais apporter la preuve que l’existence d’un homme, désormais, ne dépendait plus d’un arbitraire de « l’arrière-monde », mais d’une loi humaine définie par une justice collective incarnée par la cité, c’est-à-dire sublimée dans l’image de Minerve.


L’impossible jeu

Les sociétés patriarcales, féodales, théocratiques correspondent à ce que nous appelons le Moyen Âge européen, mais aussi à de grandes périodes de l’islām, à la Grèce rurale, à l’Inde et sans doute au Japon du xiiie s.

Or, ici, une chose frappe, c’est la multiplicité des rôles joués — rôles sociaux réels parodiés, rôles imaginaires, mais sans enracinement littéraire. Les bandes de comédiens qui s’attachent à la célébration des drames sacrés dans l’Occident chrétien, les baladins des foires ou des places, les clercs qui tentent de restaurer une tragédie ancienne (latine surtout) à travers des exercices de pure rhétorique, les premiers divertissements variés « sangaku » japonais, les représentations dont l’Iliade nous apporte de brèves relations, tout cela concerne-t-il le théâtre ?

On devrait ici parler de « théâtralisations » multiples, de dramatisations plus ou moins spontanées, qui ne parviennent jamais, sauf quand elles sont fortement ritualisées, comme c’est le cas du nō, à constituer un théâtre. Comment pourrait-on faire de notre Moyen Âge l’origine du théâtre occidental du xvie s. ? Comment ne pas voir qu’entre les époques se creuse un infranchissable fossé et que de chaque côté de ce fossé se composent des systèmes indifférents aux rythmes chronologiques ?