Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

comédien (suite)

On conçoit que cette innovation — l’introduction d’un élément non réel dans la trivialité de la vie commune — implique une réponse de la société elle-même : dans la plupart des sociétés dites « archaïques », la représentation des figures divines est un acte sacré qui rend ceux qui en portent l’efficacité momentanément intouchables. Plus encore, l’homme au masque sacré est souvent éloigné de la vie quotidienne, devient une sorte de « paria », de maudit. Marcel Mauss l’a déjà noté depuis longtemps à propos des attitudes sacrées. Cette malédiction annonce déjà la malédiction inséparable du personnage de l’acteur dans toutes les sociétés humaines.


La fête

Nous estimons que l’on peut faire passer la frontière entre la représentation « naturelle » de la vie sociale et l’existence de l’acteur par la fête. Nous évoquons ici l’ensemble des activités propres aux sociétés étudiées par l’anthropologie, qui caractérisent des moments ou des périodes particulières de l’existence collective. Roger Caillois a examiné l’activité qui commande à ce changement brutal des attitudes coutumières : pénétration dans un temps et un espace différents de l’espace et du temps de la vie quotidienne ; exaltation de désirs et de besoins généralement maîtrisés ou refoulés ; apparition de la « débauche » soit sous l’aspect de la consommation gloutonne de nourriture, de femmes, de richesses, soit, comme l’a noté Georges Bataille, jusqu’à la « consumation totale ».

Au cours de ces fêtes sont représentées les figures mythologiques, dont l’ensemble constitue le système des classifications propres à la société donnée. Il s’agit donc de dramatiser les formes culturelles constituées en structures, mais qui ne se réduisent pas à leur formalisation, bien entendu (sauf pour l’anthropologue européen !). On a souvent décrit ces manifestations, qu’il s’agisse de fêtes intégrées à la vie sociale ou de fêtes présentant des caractères d’anormalité ; c’est au cours de cette activité particulière que s’effectue le partage entre le rôle collectif réel et le rôle joué. Il ne s’agit pas ici de chercher une hypothétique origine historique du métier d’acteur, mais de marquer la frontière qui sépare une conduite pratique d’une conduite imaginaire.


Le roi

L’anthropologie a insisté sur le caractère en quelque sorte maudit de tout représentant de la puissance sociale. Il faudrait ici reprendre une analyse célèbre de Marcel Mauss, qui montre comment le fait de s’emparer symboliquement ou pratiquement de la substance sociale — ce tout qui rassemble et unifie les membres d’un groupe, le « mana » pour prendre le terme utilisé généralement — entraîne, pour son détenteur, un redoutable isolement du reste de la société.

Le parallélisme qui existe entre le sorcier, le mage, le roi et le chef est, à cet égard, très éclairant. Car le chef ou le roi résulte d’une entente, d’un « contrat social » (au sens que J.-J. Rousseau fait à ce mot) entre des individus et des groupes qui renoncent à l’utilisation de la violence anarchique, au commerce du sang versé de groupe à groupe au cours d’interminables « vendettas ». Et le terme de ce renoncement se définit dans la personne d’un individu choisi, élu ou tiré au sort, que la société charge d’un pouvoir discrétionnaire sur elle-même.

On reconnaît en partie ici la pensée de Max Weber, qui déduit toute politique d’une violence surmontée. Le « charisma » dont dispose le roi est sans doute la substance sociale elle-même, le « mana ». La possession de cette force qui justifie à la fois la coercition, l’obéissance, la punition, l’établissement de règles et l’organisation de plans visant à entraîner la société dans la guerre ou la paix sépare un homme du reste des hommes.

Cette séparation est précisément une « malédiction », car le roi va exercer son rôle de roi sans référence à la réalité de l’homme quelconque qu’il fut avant. On connaît dans l’histoire des exemples de fuite devant ce rôle imposé ou proposé : on se souvient de l’angoisse d’Agamemnon lorsqu’il est choisi pour roi. C’est que la tâche isole et oppose au reste de la vie collective. Le roi est sacrifié à sa fonction royale. Détenteur d’une puissance immatérielle mais efficace, il joue un personnage qui ne lui permet plus de rentrer dans l’ordre commun. Il devient donc, au sens propre de ce mot, une personnalité « atypique ».

Or, il existe une interversion des rôles entre la genèse de la légende royale, ou simplement la réalité des actes particuliers impliqués par la séparation d’un homme détenteur de la puissance sociale du reste des hommes, et la prise en charge par un bouffon ou un acteur qui agit une figure régalienne. Influence ? Corrélation réciproque ? L’acteur ne copie pas le roi, mais il fait le roi et ne peut se passer du roi.


Diversité des rôles

Une illusion trop répandue consiste à rassembler tous les phénomènes concernant le théâtre dans une définition commune et, par conséquent, d’imaginer une universalité qui n’existe point. Si les individus, les groupes, les classes ne peuvent échapper aux rôles sociaux qu’ils sont amenés à jouer, cet élément irrémédiable change de sens avec l’apparition de l’acteur : ce dernier, qu’il dise un texte ou dramatise un rituel, sublimise les situations sociales, les idéalise, appelle à leur parodie, voire à leur dépassement. En fait, ce qui est nécessaire à la vie sociale devient, par une conversion subite, inévitable ou fatal dès que l’acteur s’en empare. La « fatalité » sans laquelle les créatures fantomatiques présentées sur la scène n’auraient aucun sens est l’image renversée de l’impossibilité réelle d’échapper aux exigences de la vie collective.

Une première classification générale consisterait à examiner les changements de fonction du personnage de l’acteur suivant les cadres sociaux réels et les types de sociétés ou de civilisations : les sociétés patriarcales ou féodales, les villes ou les cités, les sociétés monarchiques, les sociétés libérales, les sociétés industrielles, les sociétés du « tiers monde » connaissent sans doute l’existence d’acteurs dont l’histoire nous livre les noms et quelques traits, mais le rôle qu’exerce chacun d’eux dans ces civilisations n’est jamais exactement le même. Comment confondre, par exemple, les artistes engagés en Grèce pour les « chorégies » et Rikeche Auris ou Baude Fastoul, qui jouent au xiiie s. le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, Talma et les maîtres du nō japonais ?