Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

classicisme (suite)

Poussin

Cette interprétation de la nature, soumise au jugement et dirigée vers la perfection de la forme indispensable à sa signification, se rapproche singulièrement de l’idéal classique vu à travers l’œuvre de Poussin*. Celui-ci est-il arrivé à Rome (1624) maniériste ou déjà classique ? Ce que l’on sait de ses lectures renseigne déjà : Aristote, Virgile et Ovide, dont les Métamorphoses sont la Bible païenne du classicisme européen. La profondeur de sa culture humaniste rend aujourd’hui l’abord de sa peinture difficile, chargée qu’elle est de significations symboliques qu’Erwin Panofsky s’est attaché à décrypter. Plusieurs études d’après des stèles antiques, d’après la colonne Trajane ou d’autres bas-reliefs prouvent sa curiosité archéologique. Le tableau intitulé les Israélites cueillant la manne dans le désert passait pour reproduire en ses personnages les proportions des plus belles statues antiques.

Cela n’est pourtant que le « vêtement » du classicisme de Poussin. Plus significatif est son goût de l’universel : peu de portraits dans son œuvre, pas de pittoresque ; la scène, paysage ou vue urbaine, est située de manière intemporelle, idéale. La concentration, le sujet ramassé, que l’on a souvent opposés à la dispersion baroque, existent même quand la composition est apparemment centrifuge, comme c’est le cas dans sa dernière toile, Apollon amoureux de Daphné. Le sentiment d’unité est aussi obtenu par la répartition égale (et non naturelle) de la lumière.

Poussin n’était pas un doctrinaire. On a dit que son classicisme était plus spontané que raisonné. Cependant, quelques lignes extraites d’une lettre à son ami Paul Fréart de Chantelou prirent figure de dogme : il faut, pour réussir un tableau, « commencer par la disposition, puis par l’ornement, le décoré, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout. Ces dernières parties sont du peintre et ne se peuvent apprendre. C’est le rameau d’or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la fatalité ». L’inspiration — le rameau d’or de Virgile — se manifestant par la « vraisemblance » et le « jugement », ce trait permet de mesurer la distance qui nous sépare du classicisme : pour l’opinion contemporaine, l’inspiration porte encore le costume romantique.


Le règne de Le Brun

C’est à Charles Le Brun* que l’on doit l’interprétation dogmatique du génie de Poussin. L’Académie* royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648, recevait en 1663 son organisation définitive. Cette même année furent inaugurées les conférences au cours desquelles s’élabora la doctrine classique française. On a beaucoup insisté sur la dictature de Le Brun, imposant cette doctrine. Le moindre de ses commandements n’est pas la fidélité à Poussin, médiateur entre l’Antiquité et le Grand Siècle. Dans une conférence nommée par la suite Caractères des passions, Le Brun développa les idées de son maître sur l’expression : c’est une vraie caractérologie destinée aux peintres, qu’illustra le graveur Sébastien Le Clerc (1637-1714). On y trouve, décrites en détail, toutes les modifications que la présence des « passions » peut faire subir à un visage, ainsi que les ressemblances qu’elles peuvent provoquer avec des physionomies animales. Dans cette consciencieuse application des préceptes du maître transparaît le besoin de codifier la nature, élément du tempérament classique.

L’interprétation de l’histoire fournit aussi matière à discussions — rappelons que la peinture d’histoire était mise au premier rang de la hiérarchie des genres. Le thème du parallélisme entre la peinture et la poésie était évoqué à propos de la transposition plastique d’une vérité historique. Le célèbre vers d’Horace Ut pictura poesis permettait d’étendre au domaine pictural l’exigence de vérité si tyrannique en littérature : « Un tableau est un poème muet, où l’unité de lieu, de temps et d’action doit être encore plus religieusement observée que dans un poème véritable parce que le heu est immuable, le temps indivisible, et l’action momentanée », écrivait Charles Perrault.

L’autorité de Le Brun n’a cependant pas été acceptée sans réticences : les fameux débats sur le coloris, qui agitèrent l’Académie pendant plus de trente ans, le montrent bien. Convenait-il de parer la couleur d’une dignité égale à celle du dessin ? C’était l’avis des admirateurs de Rubens*, le théoricien Roger de Piles (1635-1709), Pierre Mignard* et le parti « coloriste ». Devait-on la soumettre au dessin, bon serviteur de l’allégorie (révélatrice est la double orthographe : dessin ou dessein) ? C’était l’opinion que l’on ne devait pas se laisser abuser par le « plaisir des yeux » que donne la couleur.

Sans doute, cette position ne devait pas tout à l’esthétique : il s’agissait, en effet, de bien marquer les distances entre l’artisan qui met en couleurs et l’artiste qui compose le tableau — ces distances qui séparaient justement un membre de la maîtrise d’un académicien. À la fin du siècle, les coloristes l’emportèrent. Mais la lutte, du piédestal des principes, était descendue à la dispute de la clientèle — que se partageaient les deux partis. Si Le Brun reçut l’honneur insigne de décorer la galerie des Glaces de Versailles (1679-1684), la part de Pierre Mignard ne fut pas négligeable dans la peinture décorative : les Petits Appartements de Versailles lui furent confiés, ainsi que la coupole du Val-de-Grâce à Paris. Parmi les élèves de Le Brun, Charles de La Fosse* passa au colorisme : son Sacrifice d’Iphigénie décore les Grands Appartements de Versailles et doit beaucoup à Rubens.

Enfin, cette victoire de la couleur fut affermie par une nouvelle génération, où figurent Rigaud*, Largillière* et Desportes*.


Les deux classicismes du xviie siècle

Malgré la sincérité de l’hommage à Poussin, il semble bien que l’on puisse distinguer chez les peintres deux classicismes. Celui du premier xviie s. est tout de gravité, de calme, de réserve. Ces qualités rapprochent des mondes aussi différents que ceux du Paysage avec Diogène (Poussin), des familles paysannes de Le Nain*, des natures mortes de Baugin (Lubin ? v. 1610-1663), des marines de Claude Lorrain* aux éclairages d’une rigoureuse poésie. Le luminisme de Georges de La Tour* lui-même, bien loin des violences caravagesques et nordiques, crée un climat d’attente silencieuse et intemporelle. Le sommet de l’intériorité est atteint dans l’Ex-voto de Philippe de Champaigne*.