Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

classicisme (suite)

« Devenir classique, c’est détester toute surcharge » (Barrès)

Il semble nécessaire de réfléchir plus profondément sur la notion de classicisme, indépendamment de l’idéal doctrinal. Plusieurs écrivains de l’entre-deux-guerres ont été amenés à un essai d’élucidation, parce qu’ils voyaient dans le xviie s. littéraire français la plus haute expression de l’art et parce qu’il était rassurant et fécond de confronter les expériences individuelles aux grandes leçons du passé. C’est ainsi que Gide, Valéry, Claudel, Maurras se sont penchés sur la nature du classicisme pour tenter d’en dégager l’essence.

Tout d’abord s’impose pour l’artiste une souveraine modestie devant la création. Le classicisme implique dépouillement et humilité devant l’œuvre, dépouillement qui signifie que l’écrivain est moins sûr d’apporter des certitudes que des promesses de certitudes. Il s’agit moins pour lui de faire quelque chose de beau — l’art pour l’art est en contradiction totale avec les desseins ultimes de l’écrivain classique — que d’exprimer ce « grand paquet de choses vivantes », dont parle Claudel, de façon à trouver un parfait accord entre ce que l’on veut dire et la manière dont on le dit. Le classicisme, « art de pudeur et de modestie », comme le dit Gide, est la recherche d’une harmonie entre la pensée et le langage, sans qu’intervienne jamais la volonté de sacrifier l’émotion à l’éloquence du discours. Être classique, c’est « faire plaisir à cet habitant intérieur que nous logeons en nous » (Claudel), c’est avant tout exprimer simplement les mouvements du cœur dans leur complexité.

Cet « habitant intérieur » est un être agité par toutes les folies, tous les désirs, tous les dérèglements. Les romantiques se sont appliqués à lâcher la bride à ces élans incontrôlés. L’auteur classique vise, au contraire, à discipliner ces forces de passion ou de délire : il veut le « triomphe de l’ordre et de la mesure sur le romantisme intérieur », pour reprendre les termes de Gide. Un « romantisme dompté », ce qui veut dire qu’il y a un effort constant vers la maîtrise. Il n’est toutefois pas question de déboucher sur un univers clos, dont les limites seraient si nettes et si précises que le spectateur ou le lecteur verrait les ailes de son imagination coupées. Loin de là, l’œuvre classique s’applique tout entière à suggérer ce qu’elle refuse de dire. Nietzsche disait qu’elle cherche à « transformer la vie de telle sorte qu’elle se formule à elle-même ». Elle est essentiellement « l’art d’exprimer le plus en disant le moins » (Gide), un art de la suggestion qui tend vers la persistance d’une émotion, aussitôt le rideau baissé, le livre fermé. L’écrivain ne dit jamais tout : il « dissimule ou résorbe les associations d’idées » (Valéry).

On a remarqué que les auteurs romantiques cherchaient à atteindre l’infini, alors que les classiques voulaient la perfection. Ce goût de la perfection oblige à l’ordre, à un ordre radical de l’œuvre dans ce qu’elle a de plus intime. Tout ce que la vie présente d’inachevé, d’incohérent, l’artiste doit, grâce à l’art, l’organiser. « L’essence du classique est de venir après. L’ordre suppose un certain désordre qu’il vient réduire », écrit Valéry. Tout le classicisme n’est qu’une longue tentative vers la simplification, un effort pour structurer et régler une confusion fondamentale. Mais pourquoi cette impérieuse exigence d’aller au parfait ? Pourquoi cette contrainte ? Quelle force obscure pousse l’écrivain classique à s’appliquer de façon si attentive et inlassable à réglementer ce qui n’est apparemment que trouble et bouleversement ? C’est qu’il a senti et cru que l’essentiel était la mise en évidence d’une permanence, soit extraire le durable de l’éphémère, découvrir l’homme éternel à travers les hommes divers. Pour cela, il lui fallait choisir et rejeter pour « dégager avec plus d’aisance et de lumière cette quintessence de l’homme » (Maurras). Car l’homme est bien l’objet de son étude, l’homme de toujours, dont la fixité transparaît depuis l’origine des temps. Aussi, peu importe l’accidentel, le particulier ; ce qui compte, c’est le général, même si l’on sacrifie ou si on laisse de côté quelque chose.


« Le xviie siècle est aristocratique » (Nietzsche)

« Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu’ils auraient pu faire. » Tout ce que la notion de classicisme recouvre est dans cette phrase de Pascal. Être classique, c’est se retrouver et adopter ; c’est avoir l’illusion qu’un chef-d’œuvre coïncide si exactement avec notre paysage intérieur qu’il paraisse venu de nous.

Mais une question se pose : l’œuvre classique, si pleinement riche par son pouvoir de suggestion, par les résonances qu’elle suscite chez son lecteur, nous satisfait-elle totalement ? Car de quel lecteur, de quel spectateur s’agit-il ? De tous les lecteurs, de tous les spectateurs ? Nietzsche se trompe-t-il quand il avance que cette œuvre offre une certaine perspective de civilisation à une très petite minorité de la population et que son origine aristocratique l’éloigné du plus grand nombre, ce qui, à nos yeux, est finalement un constat d’échec ? Une œuvre classique est-elle aussi réussie qu’elle le veut si elle n’est réservée qu’à quelques-uns ? Et, à force de refuser ce qui est « compliqué, incertain, flottant, mystérieux », à force de couper les ponts avec le baroque ou, disons plus simplement, avec la vie, à force d’« imposer aux prétentions brutales des couleurs, des sons et des formes, la loi d’une intellectualité raffinée et claire », ne passe-t-elle pas parfois à côté de l’homme, en dépit de sa volonté d’en exprimer l’essence ? Qui sait si, par la faute de cette « froideur », de cette « lucidité », de cette « dureté », de ce « besoin d’éternisation » de cet « art d’apothéose » (ce sont toujours les termes de Nietzsche), le classicisme français, « ordonnateur, hautain envers l’animalité, sévère pour le cœur, désagréable, sans bonhomie, hostile au burlesque, généralisateur, volontaire », ne porte pas dans sa perfection même les germes de sa mort ? À vrai dire, il était bien stérile, si l’on pense à l’inutilité des tentatives des siècles postérieurs pour le ressusciter ; l’école parnassienne ne pouvait être que la consécration d’une faillite.

« Le xviie siècle cherche à effacer les traces de l’individu afin que l’œuvre soit aussi semblable à la vie que possible. » Ce qui signifie : suppression de l’individu pour en extraire l’homme ; suprême dépouillement en vue d’être aussi vrai que la vie.

A. M.-B.