Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chine (suite)

Le deuxième joyau de la poésie chinoise est Du Fu (Tou Fou, 712-770), dont la vie est une longue suite de souffrances et de déceptions ; la pauvreté, l’éloignement de sa famille, l’incompréhension de ses pairs, l’incurie de la dynastie le désespèrent. Champion de la tradition confucianiste, sa confiance première se teinte peu à peu d’amertume devant son incapacité à être utile à la société et l’échec de la dynastie, qui se solde par la rébellion d’An Lushan (Ngan Lou-chan). Chef-d’œuvre de composition et de travail ciselé, le long poème intitulé En allant de la capitale à Fengxian, méditation poétique en cinq cents mots rassemble les grands thèmes de Du Fu. L’auteur se présente d’abord avec modestie :
Toute l’année il plaint le peuple aux cheveux noirs,
Il soupire et son cœur est brûlant de pitié.
Il fait rire ses vieux camarades
Quand il entonne à pleine voix des chants passionnés.

Puis il dénonce l’injustice sociale, l’opulence éhontée des riches et la misère poignante des humbles :
On offre aux hôtes soupe de pied de chameau,
Mandarine givrée sur orange embaumée...
Aux portes de pourpre pourrissent vin et viande
Mais dans la rue gisent les os des morts de froid.
De l’arbre en fleur à l’arbre mort, la distance est d’un pied...
Le dépit m’arrête d’en dire davantage.

La rébellion d’An Lushan (755) marque une brisure dans l’inspiration des poètes Tang. Finies l’insouciance de la prospérité, la légèreté d’esprit. Les lettrés se tournent vers les doctrines antiques pour essayer de sauver l’Empire. En littérature, le Mouvement de la prose antique, dirigé par Han Yu, fait pendant au Mouvement du nouveau yuefu en poésie, que lance Bai Juyi ou Bo Juyi (Po Kiu-yi, 772-846). Tout au long d’une carrière brillante, ce dernier prône la mission de la poésie, qui est d’éclairer le souverain. Les cinquante ballades satiriques qui composent le recueil du Nouveau Yuefu attaquent sans détour les abus des riches, de la Cour, des impôts, de la conscription... Dès le vivant de Bai Juyi, ses poèmes connurent un vif succès. Afin de se faire comprendre de tous, il écrit dans un style simple, dépourvu d’allusions littéraires et de tournures compliquées : ainsi la Chanson des regrets sans fin, l’un des plus longs poèmes en langue classique, qui raconte les amours tragiques de l’empereur Tang Xuanzong (Hiuan-tsong) et de sa concubine Yang Guifei (Yang Kouei-fei).

Cependant, ce renouveau de la pensée confucianiste et de la vision didactique de la poésie ne dure pas longtemps. La fin de la dynastie Tang voit les poètes se réfugier dans la glorification de la nature et la poésie de palais : vent et nuages, fleurs et parfums sont les thèmes délicats d’un style qui touche à la mièvrerie. Seuls les beaux poèmes d’amour de Li Shangyin (Li Chang-yin, 813-858) échappent à la joliesse et au frelaté de ses contemporains. Son influence dure sous les Cinq Dynasties (907-960) et au début des Song, où fleurit une poésie facile d’imitations et de répétitions. La réunification de la Chine par les Song (960-1279) rend aux lettrés dans tous les domaines la place prépondérante qu’ils avaient perdue. Les examens impériaux se démocratisent, et une nouvelle classe de fonctionnaires issus de familles modestes apparaît sur la scène politique et culturelle. Ils ouvrent la poésie à des sujets plus divers : thèmes et réflexions se multiplient. Il n’est rien qui ne puisse être exprimé en vers : dissertation politique, réflexions philosophiques, descriptions, sujets sociaux, tout ce qui touche l’homme de près ou de loin a droit aux honneurs de la poésie. Ce que seuls de grands poètes isolés comme Du Fu (Tou Fou) ou Bo Juyi (Po Kiu-yi) avaient osé dire dans leurs vers devient sujet commun et banal. Au cours de cette renaissance profondément humaniste, les écrivains observent le monde qui les entoure avec un regard nouveau. Jusqu’alors, l’ensemble de la poésie chinoise était noyé dans le chagrin. Quel que soit le thème traité, frivole ou sérieux, quelle que soit la vie du poète, pleine de succès ou de déceptions, seule la tristesse semble digne d’être exprimée en vers : le printemps passe, les fleurs se fanent, les amis s’en vont, l’aimée oublie. Li Bo écrit :
Je bois pour chasser ma tristesse, ma tristesse s’attriste encore plus.
Et Lu You (Lou Yeou) :
La tristesse pure est ce dont on fait les poèmes,
Sans tristesse, y aurait-il des poèmes ?

Cette atmosphère désabusée est moins sensible chez les poètes Song, qui voient la vie d’un œil plus serein et plus combatif. Si on se souvient que les rivières de Chine vont toutes vers l’est, ces deux vers de Su Dongpo (Sou Tong-p’o), célèbre pour sa joie de vivre, en font foi :
Qui dit que la vie ne rajeunira jamais ?
Devant la porte, le ruisseau coule bien vers l’ouest.

La dynastie Song voit le triomphe d’un nouveau genre poétique auquel on assimile abusivement son nom. Poème à chanter, en vers inégaux, le ci (ts’eu), héritier du yuefu antique, naît à la fin des Tang pour répondre aux besoins de la musique importée d’Occident. Le poète choisit une des six cents mélodies en vogue et compose les paroles en respectant la mélodie avec toutes les obligations de rimes et de tons que cela implique. Sous les Cinq Dynasties, le ci reste lié à la musique de banquet et aux sujets frivoles. Seul Li Yu (937-978), empereur détrôné, chante son exil et sa nostalgie dans des vers poignants de sincérité et de détresse. Sous les Song, le ci bénéficie du souffle nouveau qui bouleverse la poésie régulière et trouve son ampleur. Grâce à Su Dongpo (Sou Tong-p’o), qui faisait « de la poésie avec de la prose » et « des poèmes à chanter avec de la poésie », il n’y eut plus de restrictions de genres, et les règles elles-mêmes du ci, très astreignantes, s’assouplirent sous son pinceau.

Cette transformation profonde de l’environnement poétique en général ne s’est pas faite en une seule génération. Le promoteur en fut Ouyang Xiu (Ngeou-yang Sieou, 1007-1072), déjà mentionné comme prosateur et historien de talent. Son disciple préféré, Su Dongpo (Sou Tong-p’o ou Su Shi [Sou Che], 1036-1101), est le plus représentatif de la classe lettrée des Song et l’un des plus grands écrivains chinois de toujours. À la fois leader politique et leader culturel, son caractère enjoué et agréable lui assure une influence et une popularité sans précédent. Excellent calligraphe, il fonde le style qui porte son nom. Extrêmement doué et fécond, sa prose comme sa poésie font l’admiration unanime des critiques. Bien que dans ses poèmes réguliers il aborde une grande variété de sujets, ce sont les descriptions de la nature qui ont le plus de faveur auprès des lecteurs chinois, comme ces deux vers printaniers où ne point aucune angoisse de l’été :
Au-delà des bambous, deux ou trois branches de pêcher fleuries,
Sur le fleuve printanier, les canards sont les premiers à savoir que l’eau tiédit.