Chikamatsu Monzaemon (suite)
Gidayū avait mis au point un nouveau mode d’interprétation des jōruri, le « mode gidayū », qui distingue nettement les parties lyriques, chantées, du dialogue, parlé, dans lequel le ou les diseurs cherchent à diversifier les voix des personnages. Cela, ajouté au perfectionnement progressif des poupées, rapprochait le ningyō-jōruri (« jōruri avec marionnettes ») d’un véritable théâtre.
En 1686, Gidayū ouvrait une salle à Ōsaka et commandait une pièce à Chikamatsu. C’est Shussei-Kagekiyō (les Exploits de Kagekiyō), qui consacre la rupture avec la tradition épique : malgré l’inévitable schématisation des caractères, malgré l’emphase boursouflée du discours, malgré l’invraisemblance de certaines situations, c’est un véritable drame, et non plus un récit linéaire.
Une quarantaine de jōruri suivront, dans un premier temps, de mieux en mieux construits, avec une intrigue de plus en plus savante, un dialogue d’une subtilité croissante. Les thèmes, du type « historique », c’est-à-dire empruntés à la tradition nationale, ou plus rarement continentale, et très librement adaptés, sont dans une large mesure ceux que déjà le nō et les « jōruri anciens » avaient utilisés, mais ils sont traités avec une ampleur nouvelle ; les personnages les plus populaires, tels l’illustre Yoshitsune, le héros des guerres du xiie s., ou les frères Soga, dont la vendetta est le sujet de tout un cycle épique, y prennent un caractère de plus en plus éloigné de leur archétype historique ou légendaire, mais qui fait d’eux d’authentiques héros de tragédie, exemplaires parce que plus proches de l’humanité.
En 1703, Chikamatsu franchit une nouvelle étape en portant sur la scène non plus des princes de légende ou des héros d’une épopée lointaine, mais des petits bourgeois d’Ōsaka, protagonistes d’un drame sanglant qui venait de défrayer la chronique de la ville, et cela sous leur propre nom. C’est le Double Suicide de Sonezaki, qui conte la fin lamentable d’un commis de boutique et d’une courtisane de bas étage, qu’une sordide question d’argent contraint à mourir. Le succès fut tel que les finances de Gidayū en furent rétablies. Il confia alors à Takeda* Izumo la direction de la salle : homme d’affaires avisé et metteur en scène de grand talent, ce dernier voulut donner à Chikamatsu, dont il s’assura l’exclusivité, des interprètes dignes de lui en perfectionnant l’art des marionnettes.
Le dramaturge, de son côté, s’attachait de plus en plus au réalisme dramatique et à la vraisemblance, tant et si bien que ses drames de la dernière époque pourront être transposés plus tard, sans modifications notables, en pièces d’acteurs pour le kabuki. Vingt-trois drames bourgeois suivront Sonezaki, et parmi eux des chefs-d’œuvre qui éclipsent aux yeux de la postérité tous les jōruri « historiques », notamment le Double Suicide à Amijima (1720) et surtout le Meurtre d’une femme, un enfer d’huile (1721), dans lequel, à propos d’un crime crapuleux, toute une société est impitoyablement disséquée et mise en accusation.
Parmi les drames historiques, il convient cependant de relever Kokusenya-kassen (les Batailles de Coxinga), qui, du vivant de Chikamatsu, fut son triomphe. Gidayū était mort en 1714, et il fallait, par une pièce taillée sur mesure, imposer au public son fils adoptif et successeur, Masadayū. La pièce tint l’affiche pendant dix-sept mois, avec plus de 200 000 entrées, dans une ville qui avait alors environ 300 000 habitants.
R. S.
M. Chikamatsu, Œuvres complètes, éditées par I. Fujii (en japonais, Ōsaka, 1925-1928 ; 12 vol.). / A. Miyamori, Chikamatsu, the Japanese Shakespeare (Londres, 1926). / T. Takano, Recueil de pièces de théâtre kabuki de Chikamatsu (en japonais, Tōkyō, 1927). / R. Sieffert, Bibliographie du théâtre japonais (Tōkyō, 1954). / D. Keene, Major Plays of Chikamatsu (New York, 1961).