Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

chī‘isme (suite)

L’élaboration doctrinale

Comme l’ensemble de l’islām, le chī‘isme fut amené peu à peu à se forger un corps d’idées pour répondre à tous les problèmes politiques, sociaux, idéologiques qui se posaient à la société. Au sein du chī‘isme, des groupes rivaux se formèrent d’après des clivages dus aux options stratégiques différentes, aux diverses bases sociales, ethniques ou régionales, aux idées sous-jacentes des uns et des autres, aux ambitions personnelles. Ces groupes se rallièrent autour de chefs et de prétendants choisis dans les différentes branches de la Famille, s’organisèrent, développèrent des idéologies plus ou moins divergentes.

On théorise surtout sur les critères de choix de l’imām (dirigeant de la communauté musulmane). L’espoir, toujours trompé et toujours renaissant, d’une révolution victorieuse par laquelle l’imām instaurerait l’ère de la justice pousse à attribuer à celui-ci des charismes éminents, des qualités messianiques, à en faire un mahdī dont la parousie signalerait la fin des temps, à nier la mort de certains descendants de ‘Alī et à supposer qu’ils ont été enlevés au ciel de leur vivant. Les surenchères étaient tentantes et on en vint à les faire participer de plus en plus de la nature divine dans de nombreuses sectes, appelées rhulāt ou ghulāt (« exagérateurs »). On utilisa pour justifier ces idées des conceptions néo-platoniciennes tardives et gnostiques sur la hiérarchie cosmique des éons, hypostases de la divinité suprême. Les doctrines adoptèrent aussi des solutions divergentes sur divers points du rituel, du droit canonique, de la théorie juridique, de la théologie. L’exégèse allégorique du Coran permettait de justifier toutes ces théories par le texte sacré. Les chī‘ites sont d’ailleurs volontiers rationalistes ; de plus, leur droit repose non sur le consensus, mais sur l’enseignement de l’imām.

Des prétendants ‘alides parvinrent parfois au pouvoir dans un milieu sunnite (orthodoxe), comme Idrīs au Maroc en 789. Le premier parti cohérent qui se sépara du reste de la chī‘a, en restant très proche du sunnisme, fut celui qui se rattachait à Zayd ibn ‘Alī, petit-fils de Ḥusayn, tué au cours d’une révolte vers 740. La tendance zaydite se cristallisa autour de la doctrine élaborée par al-Qāsim al-Rassī († 860). L’imām devait être doté de savoir et d’une force militaire, choisi indistinctement parmi les gens de la Famille (en général ce furent des descendants de Ḥasan). Des États zaydites furent fondés au ixe s. en Iran du Nord (jusqu’au xie s.) et au Yémen. Dans ce dernier s’établit une base solide avec de nombreux fidèles et des imāms qui se succéderont jusqu’à la révolution de 1962.

À l’autre extrême, le parti ismaélien s’écarta au maximum de l’orthodoxie dans la voie gnostique et néo-platonicienne. Il se déclara fidèle à la lignée d’un descendant de Ḥusayn, Ismā‘īl († v. 762), à l’exclusion de son frère Mūsā († 799). La secte se constitua réellement à la fin du ixe s. sous forme d’une organisation internationale très cohérente, ramifiée en nombreuses cellules locales, préparant partout par une propagande systématique des mouvements révolutionnaires. Certains réussirent, dont celui des qarmaṭes, qui secoua tout le Proche-Orient au xe s. et fonda un État plus ou moins égalitaire au Bahreïn (Arabie orientale). La branche des Fāṭimides s’empara de la Tunisie en 910, puis de l’Égypte (969) et des territoires voisins. Le triomphe amena de nouvelles déceptions et scissions. On connaît surtout la secte des nizārites, qui se dessina vers 1090 ; ses membres, célèbres sous le nom populaire de ḥachīchiyyīn, « les enivrés du hachisch (en ar. ḥachīch) », qui a donné le mot assassin, employèrent systématiquement le terrorisme. Les tendances révolutionnaires des « assassins » en Iran et en Syrie, leur lutte implacable contre l’establishment sunnite, leur collusion avec les croisés entraînèrent une répression très dure. La dynastie fāṭimide fut renversée par Saladin en 1171, et la secte bientôt éliminée du Proche-Orient comme facteur politique. Elle a survécu surtout dans l’Inde, où ses chefs sont les célèbres agha khān. Un rejeton dissident en est la secte druze.

La tendance chī‘ite centriste, celle des duodécimains (ithnā ‘achariyya), se rattache à Mūsā, frère d’Ismā‘īl, et croit que son douzième imām, Muḥammad al-Mahdī (ixe s.), a été enlevé au ciel. En attendant son retour comme mahdī (messie), il faut s’accommoder de l’état de fait, dissimuler si nécessaire son opinion (c’est la pratique du kitmān, ou taqiyya, qui autorise même à maudire les imāms les plus vénérés), développer la doctrine, etc. La dynastie buwayhide, qui adhère à ce chī‘isme modéré, arriva au pouvoir en Iran en 932 et prit Bagdad en 945, maintenant le calife sunnite sous sa tutelle jusqu’en 1055.


L’État chī‘ite persan

Un chef de confrérie duodécimain, Ismā‘īl, réunit une force militaire, s’empara de l’Iran en 1502-1510 et y persécuta le sunnisme, qui y dominait, jusqu’à le faire presque disparaître. Il fit de sa tendance la religion d’État de l’Iran jusqu’à nos jours.

Le chī‘isme ainsi imposé s’est iranisé. L’activité doctrinale a été intense en Iran et dans l’Iraq voisin. Il est admis par les chī‘ites que « la porte de l’idjtihād », de l’effort original en matière dogmatique, n’est pas fermée. Spéculations théologiques et philosophiques se sont mutuellement fécondées. Le chī‘isme, enraciné dans la conscience populaire persane, est devenu une valeur nationale iranienne. Le chī‘isme populaire s’est exprimé en Iran par maintes légendes et rites particuliers, notamment dans les fameuses ta‘ziyé, déplorations sous forme dramatique de la Passion de Ḥusayn avec excitation collective intense, rites d’autopunition sanglante, etc. Le clergé chī‘ite iranien (les mollahs), mainteneur de l’idéologie d’État, doté de plus de poids politique que les ulémas sunnites, s’est signalé souvent par son fanatisme intolérant.