Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

On ne saurait donc parler de guerre ouverte contre le régime ni de rupture définitive, mais plutôt de conflits passagers. Un premier incident sérieux s’était produit dès le retour d’Orient : dans le Mercure de France, qu’il avait racheté à Fontanes, Chateaubriand avait publié un article sur le Voyage de l’Espagne d’Alexandre de Laborde, où un paragraphe suggérait un rapprochement entre l’Empereur et Néron, « le tyran déifié ». Puis son cousin Armand de Chateaubriand, en faveur duquel il était inutilement intervenu, fut exécuté comme agent des Princes. Enfin la troisième cause d’opposition fut son discours de réception à l’Académie, qu’il refusa de modifier. Dès lors, on le surveille quelque peu. Pécuniairement, sa situation est mauvaise. Sans doute il a gagné de grosses sommes, mais par nature il est fastueux. Il vit désormais comme un exilé de l’intérieur dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups, occupé de sa passion orageuse pour l’extravagante Natalie de Noailles. Il revit l’aventure espagnole en composant les Aventures du dernier Abencérage, qui ne sont sans doute pas son œuvre la plus originale, mais pour lesquelles il éprouvera toujours un attachement égal à celui qu’il porte aux Natchez. Le sujet en est tiré de l’Histoire des guerres civiles de Grenade, écrite par Pérez de Hita, où est racontée la rivalité de deux familles musulmanes de Grenade, les Zégris et les Abencérages. Le dernier Abencérage, Aben-Hamet, revenu en pèlerinage, tombe amoureux d’une jeune Espagnole, Blanca, descendante du Cid Campeador, en compagnie de laquelle il visitera le palais de FAlhambra, où ses ancêtres furent massacrés. Celle-ci ressemble comme une sœur à Natalie de Noailles, dont elle a la grâce et le goût pour les danses et les costumes espagnols. Une fois encore, Chateaubriand reprend un genre à forme fixe : la nouvelle de type hispano-mauresque, variante du roman héroïco-galant dont Zayde, de Mme de La Fayette, avait fourni déjà un fort bon exemple. Mais le genre troubadour est à la mode sous l’Empire. Pour écrire le Génie du christianisme, Chateaubriand avait lu Lacurne de Sainte-Palaye : ainsi se justifient la présence du chevalier français Lautrec, l’adoubement d’Aben-Hamet par ce dernier et l’inévitable scène de tournoi. Tout cela dans un climat héroïque et généreux, un langage volontiers archaïque. À travers cette atmosphère galante, la religion une fois encore impose ses contraintes. La pureté et l’estime de soi ne se gardent pas sans souffrance, et si Blanca, trop chrétienne et trop espagnole pour épouser un mahométan, ne meurt pas comme Atala, son existence n’aura pas plus de sens que la mort. Gardée longtemps secrète, lue cérémonieusement dans les salons choisis, avec beaucoup d’émotion et des larmes calculées, remise en gage aux éditeurs parfois et bientôt reprise, cette œuvre aimée, confession d’un instant de folie et d’amour, ne sera publiée que beaucoup plus tard dans l’édition des Œuvres complètes. Elle y trouve place en même temps que la tragédie avec chœurs de Moïse, commencée à la même époque, au printemps de 1811, où le poète oppose les fables voluptueuses des Amalécites à la sévère religion des Hébreux. La représentation en sera tentée deux fois en 1824, à Versailles, puis sur la scène de l’Odéon ; mais bien que la musique en ait été confiée à Halévy et que les intimes et l’auteur lui-même, alors à Rome, aient mis tout en œuvre pour un succès, l’échec sera complet.


Le politique

La chute de l’Empire va donner un cours tout différent à l’existence de Chateaubriand. Le 12 avril 1814, il fait partie de la troupe qui accueille le comte d’Artois. L’homme politique va désormais remplacer l’homme de lettres. Des pamphlets, à commencer par le fameux De Buonaparte et des Bourbons, qui seront plus efficaces qu’une armée, au dire de Louis XVIII ; un ensemble de brochures, de discours témoigneront de son engagement et de sa loyauté, de sa maîtrise dans l’invective. Toutefois, la monarchie restaurée lui tient rigueur de ses hésitations passées. Elle craint également ses audaces, car aux yeux de l’écrivain la Révolution restera toujours un fait qu’il serait dangereux d’oublier. Légitimiste, Chateaubriand ne sera jamais un conservateur. Il ne fait pas partie de la commission chargée de préparer la Charte, il ne figure pas dans la liste des pairs. Toutefois, grâce à l’intervention de Mme de Duras, il sera nommé ministre en Suède, exil doré qu’il dédaigne. Dès lors commence à se tisser, avec la complicité de son vieil ami Bertin, directeur du Journal des débats, la légende, qui s’épanouira dans les Mémoires d’outre-tombe, de l’opposant irréductible à l’usurpateur, au despote, à l’étranger, comme il appelle celui que dans le fond il admire. En mars 1815, il suit le roi à Gand, ce qui assure son crédit. Ministre de l’Intérieur par intérim dans le gouvernement de l’exil, il présente en cette qualité, le 12 mai, un rapport sur l’État de la France, qui sera publié dans le Moniteur de Gand avant de trouver place dans ses Œuvres complètes. À la seconde Restauration, il est nommé ministre d’État sans portefeuille et pair de France. Le voilà en place ! Pour les élections qui aboutiront à la Chambre introuvable, il préside le collège électoral à Orléans. On lui propose encore, sur les instances de Mme de Duras, le ministère de l’Instruction publique, qu’il refuse. Pour l’instant, les faveurs s’arrêtent là. Cependant, il demeure actif à la Chambre des pairs, prononce des discours en faveur du clergé, contre les pirateries des Barbaresques. Il vote dans les rangs des ultras les lois d’exception, se prononce pour la condamnation à mort du maréchal Ney. Mais il commet la maladresse de publier le 16 septembre 1816 sa brochure De la monarchie selon la Charte, où il critique dans un post-scriptum la politique de Louis XVIII. La conséquence ne se fait pas attendre, puisque quatre jours plus tard il perd son portefeuille de ministre d’État. Le voilà réduit aux 12 000 francs de son traitement de pair. Il doit mettre en vente sa maison de la Vallée-aux-Loups, qui d’ailleurs est hypothéquée et ne lui laissera aucun bénéfice ; il vend aux enchères sa bibliothèque. Il séjourne dans les châteaux amis, écrit quelques articles et surtout rédige les livres des Mémoires se rapportant à son adolescence. Comme il ne peut rester dans l’inaction, pour faire pièce au radicalisme de la Minerve il fonde le Conservateur, organe des légitimistes qui acceptent les libertés garanties par la Charte, en particulier la liberté de la presse. Il enrôle dans la rédaction des noms illustres : Villèle, Bonald, La Mennais, Vitrolles, Corbière.