Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

Comme le Génie du christianisme imposait à son auteur la tâche de prouver par un exemple la supériorité de l’épopée chrétienne sur l’épopée païenne, il décide de transformer le roman commencé à Rome en insérant dans la trame romanesque quelques chants dont les événements ont pour cadre le ciel et l’enfer. Ainsi, l’œuvre change de perspective ; elle ne racontera plus seulement les amours d’un jeune chrétien, officier dans l’armée de Dioclétien, avec la druidesse Velléda et avec la dernière descendante d’Homère, Cymodocée, mais le combat du vrai Dieu contre les puissances du Mal. Comme l’indique le sous-titre, les Martyrs célébreront « le triomphe de la religion chrétienne ». Pour son enfer et son paradis, Chateaubriand s’inspire des maîtres consacrés : le Tasse, Dante, naturellement Milton. Si le ciel reste assez fade, l’enfer n’est pas sans beauté. Le palais de Satan, isolé et sauvage comme le château de Combourg, l’assemblée des démons entonnant la Marseillaise, rappelant par son tumulte les clubs révolutionnaires, présentent d’intéressants spécimens d’art baroque, un mélange de volupté et de souffrance, une surcharge sadienne qui annonce le dixième chant de la Chute d’un ange et les Fleurs du mal.

En dehors de leur valeur comme tentative d’art, les Martyrs se rattachent au Génie par leur intérêt sociologique. Le repas dans la pieuse famille de Lasthénès, père d’Eudore, où les esclaves mangent à la table du maître, font avec lui la prière ; la tendresse d’Eudore pour Cymodocée, opposée à l’érotisme qui embrase un instant Eudore et Velléda, montrent quelle révolution le christianisme apporte dans les mœurs et les sentiments. Car cette épopée est paradoxalement la première de ces études de mœurs dont le xixe s. sera friand. Sans doute l’œuvre n’est-elle pas d’une facture neuve : dans tous les domaines, Chateaubriand prolonge les genres beaucoup plus qu’il n’innove. Ainsi, les Martyrs empruntent leurs structures aux épopées chrétiennes en prose du xviiie s., et plus justement encore aux romans héroïques et galants du xviie s., pourvus de leur propre langage, que l’on appelait d’ailleurs déjà des poèmes en prose. Selon l’écrivain, sa mère savait le Grand Cyrus par cœur ; mais c’est à l’Astrée et, mieux, à des romans comme le Faramond de La Calprenède qu’ils font penser. C’est par leur intermédiaire, par cette voie oblique seulement, qu’il convient de les rattacher à l’Enéide et à l’Odyssée.

Les intentions géographiques sont une loi de ce genre romanesque, et les Martyrs se présentent en effet comme un roman du voyage. Les aventures d’Eudore le conduisent non seulement en Italie et en Grèce, mais également en Germanie, dans les provinces bataves et plus particulièrement en Bretagne. C’est précisément dans un château qui ressemble à s’y méprendre à celui de Combourg qu’Eudore a établi son quartier général et que Velléda vient le rejoindre. De même, le Faramond se passait en grande partie au-delà du Rhin, et l’amour unissait parfois Romains et femmes barbares. Ces romans du xviie s. manifestent une inspiration nationale si forte qu’on peut parler de gallicanisme littéraire. L’Astrée se passait dans la Gaule du ve s., où subsistaient les druides ; le Grand Cyrus nous raconte la fondation de Marseille par le prince de Phocée, et Madeleine de Scudéry fait preuve, comme Honoré d’Urfé, d’une connaissance de la religion et des coutumes celtiques à peine moins précise que celle de Chateaubriand. Ajoutons enfin que, si les dernières années du xviiie s. découvrent Homère, elles découvrent également Ossian.

Par cette reconstitution du passé, Chateaubriand est historien et prépare chez nous l’influence de Walter Scott. Augustin Thierry l’avoue pour son maître : dans la préface aux Études historiques, il ne cache pas l’impression dominante que fit sur lui le bardit des Francs. C’est chez les historiens que Chateaubriand puise sa documentation : l’Histoire de France de Mézeray, l’Histoire ecclésiastique et les Mœurs des chrétiens de Fleury. les Mémoires pour l’histoire ecclésiastique de Tillemont, l’Histoire des Celtes de Pelloutier, l’Histoire ancienne de Rollin en forment l’essentiel. Parfois, il emprunte des paragraphes, des phrases. La célèbre procession des druides est copiée audacieusement dans une dissertation de son compatriote Duclos. Cette méthode de travail, du reste, n’est pas propre aux Martyrs. L’écrivain procédait ainsi déjà pour l’Essai et le Génie du christianisme. Il reprend plus volontiers que les originaux les indications et les notes des auteurs qu’il a consultés. Lorsqu’il nous renvoie à Pline, Eusèbe ou Tertullien, ou encore à Strabon, entendons qu’il les connaît à travers les références données par Rollin, Fleury ou Malte-Brun. Ne parlons pas de plagiat, car l’enchanteur amalgame ces emprunts dans un style, une manière de raconter et d’évoquer qui n’appartiennent qu’à son génie. On peut faire le compte de ses dettes à propos de Velléda, qui doit beaucoup à la Camille de Virgile, à l’Armide du Tasse, beaucoup également à Natalie de Noailles ; ses gestes, ses croyances lui sont imposés par les bons celtisants ; il n’empêche qu’elle reste un personnage unique, une inoubliable chouanne du iiie s., amoureuse du général ennemi, victime comme Atala de sa passion et des interdits religieux. Il est vrai que parfois l’auteur paie tribut à son siècle et que les Martyrs reprennent souvent les thèmes les plus habituels du roman noir, tels que les tentatives de viol sur la victime innocente. Hiéroclès, gouverneur d’Achaïe, est un traître parfaitement réussi, comme l’était déjà l’Onduré des Natchez.

Malgré les intentions pieuses du poème ; l’Église se montra réticente envers des chrétiens trop complaisants à leurs faiblesses ; pour cet Eudore, en particulier, à qui le romancier avait confié le soin de confesser ses propres aventures. Sainte-Beuve avait déjà remarqué que le jeune Grec ressemblait au soldat de l’armée des Princes et que ses mélancolies étaient celles de René. La police impériale fut plus indulgente que l’Église. Il est vrai que, par l’intermédiaire de Mme de Custine, l’auteur avait pu approcher Fouché. Mais rien dans les Martyrs ne pouvait déplaire gravement à Napoléon. Dioclétien y est présenté comme un empereur sage, indulgent ; les chrétiens se conduisent en sujets fidèles, en soldats courageux. Seul Fouché peut-être aurait pu prendre ombrage s’il se fût reconnu dans Hiéroclès. Quant à l’Institut, peuplé d’idéologues antireligieux, il ne pouvait trouver agréable un ouvrage consacré au triomphe de la religion. Il refusa donc, malgré le désir de Napoléon, de décerner un des prix décennaux au Génie du christianisme, et l’écrivain ne fut élu au fauteuil de M.-J. Chénier que de fort mauvaise grâce, par ordre, à une seule voix de majorité.