Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

chanson (suite)

Au début du xive s., en substituant à la théorie des modes rythmiques uniformément ternaires les signes de mesure (9/8, 6/8, 3/4, C ou ), Philippe de Vitry (1291-1361) ouvre la voie à une accentuation plus souple et plus irrégulière du texte poétique. Malgré les jeux rythmiques arithmétiques, les « comptages » subtils de l’Ars* nova, Guillaume* de Machaut saura concilier cette liberté nouvelle avec la simplicité et le naturel du chant, qu’il confie le plus souvent, dans ses ballades, ses rondeaux et ses virelais polyphoniques (Se je souspire parfondement), à une seule voix qu’accompagnent une ou plusieurs parties instrumentales plus syncopées.

Mais c’est surtout la souplesse mélodique et rythmique des Ballate à 2 voix de l’Italien Francesco Landino (1325-1397) [Ecco la primavera] qui semble avoir influencé, après la décadence de l’Ars nova française et italienne, les musiciens anglais, « néerlandais » ou bourguignons de la première moitié du xve s.

Cette période, pendant laquelle la chanson polyphonique connaîtra une très grande faveur (on compte plus de 35 « chansonniers » manuscrits entre 1400 et 1450), voit se multiplier et se répandre dans toute l’Europe, mais principalement en Italie, en Angleterre et aux Pays-Bas, les chapelles musicales particulières des rois et des princes. Regroupant des chanteurs et des instrumentistes de grand talent, ces chapelles « ambulatoires » sont des lieux privilégiés de création et d’échange. Les chansons « nouvelles » y fleurissent tout naturellement : œuvrettes de circonstance, transformées à l’occasion en basses danses, chantées par de « douces voix » ou sonnées « moult doucement » et « moult estrangement » sur les flûtes, les vièles, la harpe ou le « cornet d’Allemagne », elles ajoutent aux fêtes et aux banquets une note d’intimité joyeuse ou mélancolique.

Dans cette première moitié du siècle, l’influence de la musique anglaise sur le continent a, sans doute, été considérable ; elle est attestée par les théoriciens et les poètes ; Dufay et Binchois « ont prins de la contenance/Angloise et ensuy Dunstable » (John Dunstable, v. 1385-1453) [Martin le Franc, le Champion des Dames] : c’est ce qui rend leur chant « joyeux et notable » et plus douce leur harmonie, dont les consonances nouvelles issues des sixtes du faux-bourdon font plus nettement ressortir la courbe mélodique souplement ornementée de la partie supérieure.

Les virelais et les ballades de Guillaume Dufay* (Je languis en piteux martire, La belle se sied) se rattachent encore au vieux style ; ces deux formes poétiques tomberont d’ailleurs en désuétude vers 1430. Le rondeau, par contre, est le genre à la mode. Dufay n’en composera pas moins d’une soixantaine sur les sujets les plus divers. Le plus souvent à 3 parties (mais parfois à 4), ces courtes pièces, aux nombreuses répétitions, donnent la prééminence aux voix extrêmes du superius et du tenor ; le contratenor, qui complète l’harmonie et sous lequel le texte est rarement noté, peut effectivement ne pas être joué.

Plus fréquentes qu’au siècle précédent, les « imitations » tendent, cependant, à renforcer la cohésion de l’ensemble des parties (Ce jour de l’an). Les instruments (flûtes, luths, harpes et vièles), qui peuvent doubler les voix (ou les remplacer), alternent fréquemment avec elles dans de courts préludes, interludes et postludes.

On retrouve ce goût de l’amplification instrumentale de la phrase dans les chansons du chapelain de Philippe le Bon, Gilles Binchois (v. 1400-1460), qui mit en musique des textes poétiques de Christine de Pisan, de Charles d’Orléans et d’Alain Chartier (Triste Plaisir et douloureuse joye). Binchois oppose généralement aux valeurs longues de la teneur et de la contre-teneur, la récitation syllabique plus volubile du « dessus » (Adieu m’amour). Ses phrases, courtes, refermées sur elles-mêmes, ponctuées par des cadences stéréotypées, épousent souplement les rythmes francs d’une mesure à 3/4, 6/8 et exceptionnellement 2/4 (Seule esgarée). La rythmique binaire sera plus fréquente dans la seconde moitié du siècle ; le musicien de Charles le Téméraire, Antoine Busnois († en 1492), aime à opposer le de la deuxième partie de ses bergerettes aux mesures ternaires de la première strophe (Ma plus qu’assez et tant bruyante). Johannes Ockeghem (v. 1430-1496), maître de la chapelle du roi de France, utilise ce même procédé dans la chanson Ma maistresse, qui servira de thème à l’une de ses messes : dans la seconde partie binaire, les 3 voix se regroupent et épellent syllabiquement le même texte, mettant en évidence la stabilité récemment conquise de l’accord parfait majeur et mineur.

À la fin du xve s. et au début du xvie, on goûte et l’on entend en effet, d’une façon nouvelle, plus « harmonique », les rencontres des voix polyphoniques. La chanson en trio est toujours à la mode, et sa tradition se perpétuera jusqu’à la fin du xvie s., mais parallèlement se développe le goût des ensembles plus fournis, à 4, 5 et 6 voix. Pierre de La Rue (v. 1460-1518), musicien de Marguerite d’Autriche à la cour de Malines, compose des chansons à 4 parties, le plus souvent en imitation, qui font alterner et se répondre les 2 voix supérieures et les 2 voix graves (Autant en emporte le vent). Josquin Des* Prés écrira une chanson à 6 voix (Baises moy, ma doulce amye) en juxtaposant 3 canons à la quarte, de thèmes différents. Dans ses chansons à 4 et à 5 parties, il oppose très habilement les passages traités en contrepoint à ceux, plus verticaux, pendant lesquels les voix rassemblées font vibrer leurs accords (Mille Regretz). De longues « codas » sur la dernière phrase, plusieurs fois reprise, confèrent au texte une coloration toute « harmonique » (Parfons Regretz). Josquin Des Prés reste proche, cependant, de l’art polyphonique du Moyen Âge : sa Déploration de Johannes Ockeghem est bâtie, selon le principe de l’ancien motet, sur un cantus firmus latin. Mais il sait aussi accompagner syllabiquement, à la manière des petits-maîtres de la chanson française de cette époque ou des frottolistes italiens, une mélodie simple d’allure populaire (Il Grillo).