Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

Par contraste avec ces changements graduels qui font « évoluer » la société sans en changer la nature, il convient maintenant d’examiner le processus que Schumpeter appelle innovation. Ce processus se caractérise par sa soudaineté, par les dislocations très profondes qu’il impose à la société, par les remaniements décisifs qu’il y prépare. Prenons le cas de l’industrie automobile. Ce qui a constitué l’innovation dans ce secteur, ce n’est pas telle ou telle découverte technique, comme l’invention du moteur à explosion, l’usage du pétrole comme source d’énergie, c’est d’abord la combinaison de ces diverses découvertes qu’il s’agit de mettre en œuvre simultanément. En outre, l’innovation se signale par des effets massifs qui affectent tout le secteur considéré, à la fois en amont et en aval. Si nous reprenons le cas de l’industrie automobile, l’innovation qu’introduit Henry Ford suppose un ensemble de conditions qui font du modèle T une automobile aussi différente du phaéton Léon Bollée que celui-ci l’était de la diligence. Autant que les caractéristiques techniques de l’innovation de Ford, il faut mentionner ses caractéristiques économiques et les effets diffus que produit son introduction sur le marché des transports. La réduction du prix qui rend le modèle T accessible à une clientèle de plus en plus vaste (alors que la Léon Bollée restait un objet de grand luxe) récompense l’audace d’une stratégie qui avait misé sur la production de masse, laquelle avait rendu possible, grâce à l’« organisation scientifique du travail », un abaissement très sensible des coûts de production. Quant aux effets diffus de l’innovation, ils s’inscrivent dans l’accélération de la mobilité des individus, une implantation différente des lieux de travail, de résidence et de loisir.

C’est à l’ensemble de ces effets que l’on pense lorsque l’on parle de la « révolution » que l’automobile a provoquée dans la vie moderne. Mais il suffit d’un peu de réflexion pour s’apercevoir que la différence entre l’innovation révolutionnaire et le changement graduel n’est pas, dans les faits, aussi radicalement tranchée et, par conséquent, aussi facile à reconnaître que le suggèrent certaines simplifications un peu forcées des théoriciens. En fait, les économies modernes manifestent à la fois des variations cycliques et des tendances de longue durée. Mais ces dernières sont-elles construites à partir des variations cycliques dont elles prolongent la direction ? Ou bien manifestent-elles une autonomie par rapport aux péripéties de la conjoncture ? Et, dans ce cas, ladite autonomie ne fait-elle que traduire l’irruption discontinue de la nouveauté, entre les apparitions de laquelle l’observateur établit rétrospectivement un enchaînement et une progression ?


Le changement social de longue durée : le cas de l’industrialisation dans l’industrie textile anglaise

Un sociologue américain, Neil Smelser, a consacré à l’industrie cotonnière anglaise, entre 1720 et 1840, une étude, qui a le grand mérite de tester, quoique d’une manière très insuffisante, un certain nombre d’hypothèses concernant le changement social. La période couverte par Smelser, qui s’étend sur un siècle, distingue un « avant » — où la production textile conserve son caractère artisanal — et un « après » — où, les innovations de toutes sortes ayant été assimilées, l’industrie a atteint pour ainsi dire son profil d’équilibre. L’étude de Smelser considère donc une innovation ou un ensemble d’innovations, même si chacune de celles-ci peut être traitée comme une somme d’ajustements infimes et graduels.

Les différents aspects de l’innovation sont bien distingués par Smelser. Certains concernent la technique : par exemple, le perfectionnement des divers métiers à filer, à tisser ou à carder, ou encore l’introduction de moteurs mus par l’eau ou la vapeur, qui suppléent la force humaine de travail. En deuxième lieu, l’innovation s’accompagne d’une transformation dans l’organisation des unités de production. Ainsi, dans la phase initiale, une bonne partie du travail est exécuté à domicile, le fabricant se bornant à acheter la matière première et à régler l’ouvrier au moment où il vient prendre livraison du produit terminé. Puis le contrôle du patron se resserre de plus en plus sur les ouvriers : ceux-ci, concentrés dans des usines, qui les fixent pour ainsi dire au lieu d’implantation de la machine (laquelle, à son tour, est commandée par l’accès plus ou moins facile aux sources d’énergie), sont placés d’une manière continue sous l’œil du patron ou de ses représentants. Dans l’ordre économique, l’« avant » et l’« après » se distinguent à la fois du point de vue du mode de rémunération des travailleurs, qui deviennent des salariés, du point de vue de la composition du profit patronal, qui doit rémunérer une part croissante d’investissement fixe, et aussi du point de vue du prix du produit, qui, en s’abaissant, devient accessible à un nombre croissant de consommateurs.

Mais l’identification de ces divers facteurs (technique, économique, organisationnel) ne permet pas d’établir immédiatement entre eux des liaisons causales explicites, ni même de nous assurer qu’ils sont conceptuellement purs. Par exemple, il est impossible de soutenir que le facteur technologique entraîne les différents aspects et les différents moments du processus. En effet, il semble bien que, dans les débuts de la modernisation de l’industrie textile, ce sont des changements de la demande des consommateurs qui ont joué le rôle de moteur, les techniques de production restant constantes. En outre, une fois que les techniques se sont mises à bouger, ce changement n’a pas toujours produit les mêmes effets. Par exemple, le perfectionnement initial des outils a permis d’accroître sensiblement l’offre sans que les relations caractéristiques entre patrons et ouvriers en soient modifiées. Il n’en va pas de même lorsque interviennent de nouvelles sources d’énergie. Ajoutons que l’introduction de la machine à vapeur et l’accroissement de la puissance installée qui en résulte produisent des effets très différents pour la filature et pour le tissage. Gardons-nous donc d’une idée reçue qui attribue un pouvoir causal au facteur technologique, sans rien spécifier des mécanismes à travers lesquels s’exercerait ce pouvoir. Gardons-nous-en d’autant plus que les effets peuvent être tantôt la dislocation, la liquidation d’un groupe social, comme celui des tisserands, dont les membres se trouvent réduits à la condition de prolétaires, tantôt la consolidation de groupes anciens, tantôt enfin l’émergence de nouveaux groupes, qui vont bénéficier du changement, soit qu’ils aient cherché délibérément à s’en approprier les fruits, soit qu’ils leur soient, pour ainsi dire, tombés du ciel.