Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

Pour qu’un changement ait lieu, il ne suffit pas qu’il soit diffusé par des promoteurs plus ou moins puissants et prestigieux dans lesquels le groupe se reconnaît ; il faut encore que ce changement soit accepté par les acteurs, de la bonne volonté desquels dépend son exécution. De cette remarque, on peut tirer la première esquisse de quelques critères qui permettent d’apprécier d’une manière encore intuitive la probabilité de succès (ou d’échec) qui accompagne l’introduction d’un changement. Disons que cette probabilité est plus faible, toutes choses égales par ailleurs, quand le changement est contraint. Mais la clause « toutes choses égales par ailleurs » signifie que cet énoncé ne stipule rien quant à l’effet de facilitation (ou, au contraire, de freinage) qu’exerce le milieu sur l’issue de la tentative. En outre, il ne suffit pas d’apprécier si le changement est contraint ou non. Dans les diverses observations que nous avons évoquées jusqu’ici (qu’il s’agisse de cas empruntés au domaine de la santé ou bien à celui de l’agriculture), le changement concerne des pratiques nouvelles qu’un groupe accueille (ou refuse d’accueillir), mais qui lui ont été transmises par des intermédiaires tout à fait étrangers (comme les médecins ou infirmiers par rapport au village péruvien) ou du moins marginaux et latéraux (comme les notables, selon Mendras).

Si le caractère exogène du changement se trouve fortement souligné dans les observations précédentes, une difficulté très sérieuse subsiste dès qu’on cherche à restituer l’enchaînement réel du processus. Admettons que l’initiative soit prise en dehors du groupe, comme dans le cas des catastrophes et des désintégrations, l’ébranlement, une fois donné par l’événement ou l’accident qui brise le cercle vicieux de la répétition, s’est propagé de l’extérieur. Allons plus loin : admettons qu’en l’absence de toute péripétie ou interférence les choses continuent à se dérouler indéfiniment selon un cycle immuable. Il faut encore qu’une certaine susceptibilité, une prédisposition à aller pour ainsi dire au-devant du stimulus soient présentes dans le groupe. C’est ce que montre par la négative l’exemple péruvien : l’hétérogénéité trop vive de croyances et de valeurs entre les « diffuseurs » et les « récepteurs » du changement suffit à rendre impossible la communication. En revanche, la propagation du changement est facilitée si un consensus, même très vague et implicite, s’établit quant aux objectifs entre toutes les parties concernées par le processus. Nous aurons l’occasion un peu plus loin de revenir sur la nature de ce consensus. Mais il suffit de remarquer que, s’il constitue un facteur de facilitation, une fois le processus de changement déclenché et consolidé, il n’en va pas de même dans la phase initiale de l’innovation.


Continuité et changement : le problème de l’innovation

Les sciences sociales doivent faire une place toute particulière à un enseignement capital de l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950). La distinction que celui-ci propose entre l’« innovation » et le « flux circulaire » (circular flow) permet d’éclairer quelques difficultés où se sont empêtrées la plupart des théories classiques sur le changement social. Le « flux circulaire » est avant tout répétitif. Les positions respectives des divers éléments d’un système peuvent se trouver inversées au cours du processus. Mais, à terme, les relations caractéristiques doivent être préservées. Même si la valeur du produit a augmenté, la structure de l’économie n’est pas modifiée si les relations qui lient entre elles les diverses variables restent constantes. Or, la stratégie du changement adoptée par les fonctionnaires péruviens du ministère de la Santé (et, plus généralement, par un bon nombre des praticiens de l’anthropologie appliquée) repose sur des hypothèses très voisines du circular flow. Il est bien vrai que les praticiens de l’anthropologie appliquée refusent de s’installer dans la répétition ; il s’agit pour eux de changer certaines manières de faire de la population considérée. Mais les caractéristiques du système social sont traitées comme des données, et l’intervention ne concerne que des items de comportement distincts et isolables (l’usage de l’eau bouillie), dont on suppose que la modification peut être obtenue toutes choses égales par ailleurs. Reconnaissons qu’une accumulation de « petites touches » ajoutées au cours du temps finit par changer le tableau. Lorsque les paysans ne mangeront plus, ne s’habilleront plus, ne se marieront plus, n’élèveront plus leurs enfants comme ils le faisaient dans le passé, la société traditionnelle aura cessé d’exister. Mais ce résultat aura été obtenu à la longue (in the long run). Et, comme disait Keynes, in the long run, we are all dead (à la longue, nous serons tous morts).

Arrêtons-nous sur cette boutade fameuse. La conception du changement graduel repose sur un ensemble d’hypothèses généralement explicites et conduit à une pratique ou à une politique remarquablement délibérée. La première hypothèse spécifie que chaque quantum de changement observable est compatible, au moment où il se produit, avec le maintien du système tel qu’il était avant. Ce premier résultat ne peut être obtenu que si l’on affirme une certaine indépendance de l’élément qui change par rapport au système qui demeure tel quel. Une deuxième hypothèse énonce que les quanta successifs de changement (à la fois pour un item considéré isolément et pour les divers items considérés dans leurs rapports) sont cumulables, c’est-à-dire à la fois additifs et compatibles. Ce deuxième résultat suppose un certain nombre de liaisons diachroniques et synchroniques, qui règlent la dépendance réciproque de l’élément et du système.

Ainsi se trouve fondée la philosophie implicite du « gradualisme » ou, comme dit F. von Hayek, du piece-meal engineering. L’intervention de type gradualiste ne vise pas à tout changer tout d’un coup. Elle joue sur une ambiguïté fondamentale entre les deux caractères d’insensibilité et d’irréversibilité. En effet, pour que le changement ait lieu, il faut qu’il soit insensible ou, du moins, qu’il ne soit pas trop douloureux. C’est la manière de « faire passer » les coûts qui l’accompagnent. Mais il faut, en outre, qu’il soit irréversible, que la synthèse ne soit pas exposée à retourner à ses éléments constitutifs. La première condition insiste sur le caractère coûteux du changement : ses avantages n’apparaîtront qu’une fois l’effet consolidé, et, dans la phase initiale, ce sont les inconvénients qui sont perçus avec le plus de relief. C’est à cette perspective que se tiennent les sociologues qui insistent sur la « résistance au changement ». Ils sont particulièrement nombreux, chez les praticiens de l’anthropologie appliquée et chez les sociologues industriels, qui insistent sur le « conservatisme » des ouvriers. Le même schéma se retrouve chez les observateurs de la vie politique, surtout ceux qui s’intéressent au processus législatif, c’est-à-dire à la succession d’étapes et d’obstacles qui conduit à l’introduction, puis à la discussion et enfin à l’adoption de mesures longtemps contentieuses. La résistance à la nouveauté s’exerce d’abord avec une rigueur implacable. Puis la première ligne de défense cède ; enfin, la mesure passe, après des délais plus ou moins longs et des amendements plus ou moins profonds. Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’une fois incorporée au patrimoine législatif la mesure en question, ayant conquis ses titres de légitimité, devient aussi difficile à « faire bouger » que les traditions au nom desquelles elle avait été d’abord écartée. C’est ce qui est arrivé pour l’impôt sur le revenu, l’extension du suffrage, la sécurité sociale.