Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Le recueil des douze Novelas ejemplares connut un grand succès en Espagne, en France et en Angleterre. Il fit sortir le petit genre de son cadre traditionnel, le salon littéraire, où chacun débite à tour de rôle un morceau de bravoure de sa confection. Tirso de Molina avait tort, qui voyait en Cervantès « notre Boccace espagnol ». Dans une lettre à Schiller datée de 1795, Goethe, plus justement, en souligne l’originalité, la spontanéité et la grâce. La nouvelle « nouvelle », désormais isolée, n’a plus rien de frivole.

Or, cette émancipation du genre est en 1614 l’aboutissement d’un long processus. Cervantès lui-même insérait encore en 1605 des nouvelles dans le corps du récit de son Don Quichotte : une bergerie (Marcelle et Chrysostome), l’histoire d’un captif (nourrie de son expérience) et un cas psychologique à la manière italienne (le Curieux impertinent). En 1615, dans la seconde partie de Don Quichotte, il condamne et excuse l’interpolation de ces récits hors d’œuvre. Les épisodes, dit-il, doivent surgir de l’action principale et autour d’elle. La cohérence exclut les digressions, les nouvelles détachées. Ainsi, le génial Cervantès forgeait dans l’espace de quelques années deux genres originaux : la nouvelle et le roman.


« Los trabajos de Persiles y Segismunda, historia septentrional »

Quatre jours avant sa mort, Cervantès dédie ce roman « byzantin » au comte de Lemos : Voyages de Persiles et de Sigismonde aux régions septentrionales, 1617. Pour lui, c’est fini, il le sait. La veille il a reçu l’extrême-onction. Du moins, il laisse derrière lui, dit-il, un ouvrage digne d’Héliodore (l’auteur des Éthiopiques), « le pire ou bien le meilleur des ouvrages écrits en notre langue pour passer le temps ». Jusqu’au dernier moment donc, Cervantès confie sa gloire posthume à ses œuvres les plus traditionnelles, calquées sur les modèles anciens : Don Quichotte, et les nouvelles ne sont pour lui que des écarts, des fantaisies, des caprices personnels et sans portée.

Persiles est l’héritier du royaume de Thulé, et Sigismonde est la fille du roi de la Frise. Ils errent à l’aventure au pays des glaciers et des neiges éternelles ; ils sont prisonniers, ils font naufrage et, après avoir survécu miraculeusement à maints périls, ils arrivent à Lisbonne, traversent l’Espagne jusqu’à Barcelone et, par la Provence et la Lombardie, rejoignent Rome. Dans la capitale du monde, ils s’épousent. Cervantès a versé en ce livre — qui n’est pas un roman, qui n’en a pas la cohérence — ses lectures et son expérience, sa verve et son imagination, son goût de l’aventure et des aventuriers et sa curiosité irrépressible pour les marges de la science, l’astrologie, les phénomènes métapsychiques et pour les limites de la condition humaine, bref pour les plus dures épreuves physiques et morales dans le Grand Nord de notre continent et de notre monde intérieur. Partout, il trouve des bergers d’Arcadie, partout il trouve des héros, des chevaliers errants. Et plus sont longues les nuits, comme dans les terres du pôle, plus beaux et plus riches les rêves.

Les lecteurs de Cervantès se sont détournés de son dernier roman : une clé s’est rouillée, un secret s’est perdu. Ils ne veulent y voir qu’une histoire rocambolesque ; l’interprétation allégorique et morale leur échappe. Lorsque, au milieu du siècle (El criticón, 1651-1657), Baltasar Gracián contera les aventures d’Andrenio, l’homme de la nature, et de Critilo, son double et son critique, entre l’île de Sainte-Hélène et Rome, en passant par l’Espagne et par la France, il ne se fera pas mieux entendre. Car les connaissances encyclopédiques, mal à l’aise dans le cadre de ces récits à épisodes, s’exprimeront dès le xviiie s. dans le cadre de l’essai ou de l’article de dictionnaire ou de revue. Persiles y Segismunda répondait à un besoin du temps. L’ouvrage ne correspond pas à nos exigences aujourd’hui.


« Don Quichotte »


Le dessein initial

Il est vraisemblable que l’ouvrage a circulé sous une forme manuscrite ou a été lu, du moins en partie, dès 1604. En janvier 1605, il paraît à Madrid sous le titre La primera parte del ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha. En 1614, à Tarragone, dans le royaume d’Aragon, sort, sous le nom emprunté d’Alonso Fernández de Avellaneda, une seconde partie, faite d’une série d’épisodes attribués aux deux personnages devenus entretemps « folkloriques », Don Quichotte et Sancho Pança. Ce procédé n’a rien de choquant. Il est même tout à fait légitime et traditionnel dans le genre chevaleresque et pastoral. En 1615, à Madrid, Cervantès donne sa seconde partie et, pour clore une série éventuelle qu’il redoute, il fait mourir son héros.

Dès l’abord, le propos est délibéré. Il s’agit d’en finir avec les livres de chevalerie, avec cette littérature mensongère et pernicieuse dont s’était nourrie toute sa génération. Un épisode du roman confirme la véhémence des sentiments de l’auteur devant leurs histoires invraisemblables et insensées : la bibliothèque de Don Quichotte est condamnée au bûcher. Sans doute, ce feu de joie cache-t-il la profonde affection que Cervantès lui-même avait portée naguère à ces livres et la désillusion qu’il éprouva lorsque la quotidienne réalité donna un cruel démenti aux rêves et aux généreux projets qu’ils avaient suscités en son esprit. De fait Don Quichotte met en question non seulement le genre chevaleresque, mais toute la littérature de fiction. Parallèlement, il traduit le désabusement d’une élite, celle des lettrés, lorsque, au début du règne de Philippe III, le royaume naguère si orgueilleux dut négocier avec ses ennemis pour survivre, renonçant ainsi aux chimériques espoirs d’un retournement politique et religieux en Europe entre 1550 et 1600. Car sous le règne de Philippe II, le prince « bureaucrate », l’intelligentsia avait tenu les rênes du pouvoir à tous les échelons, depuis les Conseils, organes de l’Administration, jusqu’aux favoris. Grands commis et fonctionnaires zélés, ils étaient tous, comme Cervantès lui-même, de moyenne extraction, bien formés dans les collèges d’Alcalá et de Salamanque, et soucieux du bien public. L’avènement du nouveau roi en 1598 marque la fin de leur influence. La frivole jeunesse dorée afflue vers Madrid, la nouvelle capitale, et la transforme en un lieu de plaisir et de débauche. Ses jeux galants, sous cape et dans les nouveaux quartiers de la ville, fournissent la matière de la jeune comédie espagnole, qui se moque des barbons sentencieux. Cervantès a cinquante-sept ans. Il comprend qu’à son âge on ne se bat plus contre des moulins à vent. Et la part de lui-même qui rêve encore de victoire sur le mal il la délègue à son double, un être de fiction, le ridicule et pathétique Don Quichotte.