Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

En quoi consiste la nouvelle : c’est une brève narration en général inscrite dans une longue série conventionnelle (Décaméron, Heptaméron, etc.) ou interpolée dans un long récit à épisodes (Guzmán de Alfarache, Don Quichotte). Première innovation : Cervantès la libère des cadres traditionnels, il la rend autonome et cohérente en soi. Deuxième innovation : il groupe dans ce recueil douze nouvelles, pour la plupart sans liens entre elles, tout comme on groupait en une « parte » douze comédies nouvelles pour faciliter leur diffusion. Troisième innovation : il diversifie les règles fondamentales auxquelles obéissait ce petit genre italien.

Voici un classement et des définitions. Les nouvelles typiquement italiennes sont au nombre de trois : El amante liberal (Un amant généreux), La fuerza de la sangre (le Sang hérité) et La señora Cornelia. Cervantès y raconte une courte aventure, en général galante. Autour du couple tournent quelques personnages, parents, amis, rivaux. Le décor est fait de circonstances qui permettent de fixer une date et un milieu. En somme, la fiction consiste à créer un minuscule microcosme isolé et entièrement irréel à partir de deux amants qui se prennent pour le centre de tout le monde ; et la vraisemblance consiste à raccrocher le récit imaginaire à quelques éléments concrets dont l’existence ne peut être mise en doute, par exemple Barcelone, Saint-Jacques-de-Compostelle, Palerme, le duc de Ferrare et la maison d’Este, et cela dans un passé tout récent, où chaque lecteur retrouve une part de sa vie et de son expérience. Notons encore que la nouvelle rejoint la longue narration byzantine par quelques-uns de ses procédés : séparations et retrouvailles, identités cachées ou même ignorées des personnages eux-mêmes, énigmes et accumulation des épisodes entravant leur solution, traverses et obstacles vaincus par l’amour obstiné d’un couple qui sait ce qu’il veut, amoureux sans doute, mais sans passion déraisonnable.

Dans sa seconde formule, Cervantès force volontiers sur la vraisemblance. C’est le cas de La gitanilla (Petite Gitane), de La española inglesa (Une Espagnole d’Angleterre) et de Las dos doncellas (Deux Jeunes Filles en travesti). Là, le voyage, devient l’axe des aventures. Ainsi, la route suivie par les gitans les mène à la prison de Murcie ; les navigations entre l’Espagne et l’Angleterre sont toujours agitées, et la poursuite de deux garçons itinérants permet de décrire du pays. Cette novation est importante. Cervantès amorce ainsi le « Bildungsroman », le roman de l’apprentissage ou de la formation d’un adolescent tout en ramenant le récit à son origine épique : le périple, le voyage d’Ulysse, l’Odyssée.

La troisième formule de la nouvelle chez Cervantès est plus brillante encore. C’est Rinconete y Cortadillo (Deux Aimables Petits Vauriens), La ilustre fregona (Demoiselle et servante), El casamiento engañoso (Un mariage frauduleux), El celoso extremeño (Riche, vieux et jaloux). Les personnages sont pourvus d’un caractère individuel qui colore et va même jusqu’à modifier leur conduite ou leur comportement, pourtant stéréotypés et dus à leur classe et à leur âge. C’est une révolution dans l’art du récit. Ainsi, la « noblesse » d’un noble ne va pas toujours de soi, et, dans ce que l’on tient pour le tiers état, il y a de tout, des riches avares, des malandrins généreux, des larrons disciplinés, des policiers corrompus, des marchands trompés sur la marchandise et des cœurs fiers cachés sous des guenilles. Sans doute, au dénouement, Cervantès se sent-il contraint par les conventions tant littéraires que sociales d’anoblir ses généreux picaros ou bien de remettre à leur place les gueux qui s’en font accroire. Mais la diversification psychologique opérée ici permet d’infinis et de subtils mélanges entre la condition sociale, la condition personnelle et la condition humaine dans chaque être de fiction.

Il existe enfin une quatrième catégorie de Nouvelles exemplaires. En effet, le récit disparaît presque entièrement dans ces deux morceaux de bravoure, El licenciado vidriera (Maître Thomas de Verre, licencié) et El coloquio de los perros (les Confidences de deux chiens). Du moins, le récit perd toute cohérence, car il n’aboutit pas. El licenciado vidriera rapporte les longues pérégrinations d’un étudiant devenu soldat en Italie et revenu à Salamanque. Un mauvais sort jeté par une femme amoureuse lui a fait perdre toute la sagesse acquise dans la fréquentation du monde. Il se croit fait de verre et, comme le verre, fragile et translucide. C’est un fait que sa lucidité lui permet de résoudre maintes énigmes et sa sagesse de dénouer maints embarras. Ce fou est porteur d’une science populaire accumulée dans les apophtegmes, les proverbes et sentences traditionnelles. Comme il n’y a pas d’imbroglio qu’il ne dénoue sur-le-champ, l’intrigue se dissout et ses complications ordinaires s’estompent. Ainsi, la nouvelle cesse d’être l’illustration singulière d’une leçon de morale géniale. Le licencié de verre se borne à montrer et à amuser (« enseña deleitando ») avec la même promptitude et la même adresse stupéfiante que le prestidigitateur à la foire.

Le genre de la nouvelle connaît un dépassement distinct, mais qui le met également en péril, dans El coloquio de los perros. Le regard lucide de l’homme de verre fait place ici au regard cynique des chiens. Au cours d’une conversation qui dure toute une nuit, deux chiens de garde racontent la vie de leurs nombreux maîtres depuis qu’ils sont nés : ils ont la langue bien pendue et le coup de croc sans pitié. L’hypocrisie est dénoncée, les laideurs exposées, les vices mis à nu, et les illusions dégonflées.

Ce qui a dû coûter le plus à Cervantès dans cet impitoyable réquisitoire, ce fut de détruire les illusions des réformateurs politiques : car il s’était compté trop longtemps parmi eux. Ce texte n’est ni réactionnaire ni révolutionnaire : il démolit. Et le genre de la « nouvelle » s’abolit lui-même dans ce chaos de condamnations sans appel.