Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

causalité et déterminisme (suite)

La physique a mis un terme à la substance comme réalité ultime, ponctuelle et irréductible. Le corpuscule n’est pas un substrat porteur de qualités, mais un système d’équations « symbolisé par une équation différentielle partielle dans un espace multidimensionnel. Aucune propriété matérielle ne saurait lui être directement attribuée » (Heisenberg). Du coup, la causalité est l’œuvre de « structures sans substance sous-jacente, de pures configurations » (E. Schrödinger). Dans une région éloignée de la physique, la linguistique désubstantialise avec la même radicalité. F. de Saussure considère la langue comme un système de signes renvoyant les uns aux autres exclusivement : « Dans la langue il y a seulement des différences. » L’objet défini comme système de différences et la prééminence reconnue aux rapports et à leur combinaison sur les termes qui y sont pris (et dont chacun est lui-même un système de rapports) ont donné lieu en ethnologie, en linguistique, en psychanalyse et dans le marxisme à une causalité dite « structurale », dont Michel Serres a proposé un modèle : « dans l’espace un diagramme en réseau formé d’une pluralité de points reliés entre eux par une pluralité de chemins. Les points ou sommets sont l’intersection des chemins qui les relient, et les chemins sont les liaisons entre points. D’un point à un autre toutes les voies sont possibles [...]. On est ici dans un raisonnement à plusieurs entrées et à connexions multiples, on passe de la ligne à l’espace », chaque point étant émetteur et récepteur universel. On ne peut plus distinguer un élément cause et un autre effet. La cause est réciproque, action en retour, feed-back des cybernéticiens. Le plus important est que la place et la puissance de chaque élément, sa « réalité » dépendent de sa situation dans la structure. S’il change de place, il change de sens, et toute la structure en est remodelée. La loi d’un ensemble structural peut être comparée à la règle du jeu d’échecs : elle est loi des variations, échanges et groupements. Si on utilise l’appellation de ces mouvements dans le champ de la psychanalyse et, par emprunt, dans celui du marxisme, on dira que les variations de la structure, déplacements et condensations, sont le mode d’existence de l’invariant structural.

La cause n’est plus cherchée du côté d’une substance, d’une origine, mais on remonte de l’effet structuré au mécanisme de sa production, et ce mécanisme est un système complexe de rapports qui est la raison des variations qui s’y produisent. Situer un élément donné dans l’ensemble des rapports qui constituent son espace, ce n’est pas enrichir la connaissance qu’on en a par celle de son environnement et des influences s’exerçant de surcroît sur son individualité essentielle : c’est, tout au contraire, dire que la structure le fait exister, lui assigne sa place, son rôle et son importance relative. « Mais l’homme » ? objecte-t-on à ce qu’on récuse comme une insupportable dissolution ou réduction. Dans la lecture structurale de Marx développée par Louis Althusser, Pierre Macherey et J. A. Millet, l’individu déchoit en effet de sa prétention à être le sujet intentionnel de sa pratique. L’homme est l’effet décentré des multiples rapports sociaux qui fonctionnent par lui sans dépendre de lui. Loin d’être une personne autonome, il y est support ou agent de fonctions, porteur des rapports de production. La psychanalyse ne traite pas mieux la prétention à l’unité substantielle de la personne. Freud articule dans une topologie les différentes instances du psychisme, et le moi, centre de la personne, est dévoilé par Lacan dans sa fonction de méconnaissance. L’individu se prend donc nécessairement pour l’origine des rapports dont il est l’effet, pour le centre d’une structure qui n’a ni centre ni origine. Cette méconnaissance n’est pas accidentelle ; le fonctionnement du système la requiert, et c’est à travers elle, dans l’imaginaire, que l’individu assume la fonction dont il se croit l’origine. D’autre part, les effets s’ignorent nécessairement comme effets lorsque leur cause n’est pas visible. Or, la structure du psychisme, l’articulation de la conscience sur l’inconscient sont par définition invisibles à la conscience percevante, et la structure sociale n’est pas plus visible que celle du psychisme. Car le rôle déterminant de l’économie dans le marxisme n’agit qu’en dernière instance, on a pu dire « jamais en personne », toujours en donnant le rôle dominant à une autre instance (le religieux, le politique, etc.). Plus profondément, on a montré que la seule cause originaire est la structure, qui n’est pas une réalité séparée, une cause première. Elle est toujours déjà là dans ses effets, mais n’existe pas en personne. Elle n’agit que par son absence.

C’est pourquoi l’on peut admettre que le mécanisme de combinaison qui règle les variations des éléments d’un système complexe est une cause totalement immanente à ses effets et dont l’absence n’est que substantielle.

La psychanalyse, puis, par emprunt, le courant animé par Althusser désignent cette causalité par l’absence par le terme de métonymie (figure qui consiste à employer un mot pour un autre qui lui est lié, comme le tout l’est à la partie et l’effet à la cause) : la causalité structurale sera donc dite « causalité métonymique ». Précisément parce qu’elle élimine l’idée de substance, on a cru pouvoir la réduire à un modèle d’explication, sans efficacité réelle. C’est refuser de voir dans les effets la présence réelle du mécanisme qui les produit. Jacques Lacan montre « les effets de la combinatoire du signifiant dans le champ où ça parle [...]. La structure n’opère pas comme un modèle théorique, mais comme la machinerie originale qui y met en scène le sujet. » Machinerie sans machiniste, mais qui ordonne un fonctionnement réel ; mise en scène sans auteur, mais qui règle le jeu des acteurs. Et l’illusion d’en être l’auteur fait partie de la mise en scène. Il resterait à savoir si la référence marxiste à l’économie déterminante est bien, en dernière analyse, compatible avec le refus de toute origine.

Il n’empêche que la causalité de la structure est démontrée cause effective, qu’elle rend compte du devenir autant que d’un état donné, qu’enfin elle permet de penser les formes d’existence de l’individu.