Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Carpeaux (Jean-Baptiste) (suite)

Le succès est immédiat, et désormais Carpeaux participe aux plus importantes commandes du second Empire. Au Pavillon de Flore, à Paris, il montre que la sculpture monumentale a un rôle essentiel à jouer et peut même imposer à une façade son propre rythme. L’héroïne du Triomphe de Flore, par le « gras des contours » et le naturel de sa pose, pouvait faire songer à Rubens. À l’Opéra, le groupe de la Danse fit scandale, et seuls les événements de 1870 évitèrent la dépose. Oubliant la vie qui entraîne cette ronde, le public fut surtout sensible à la « vulgarité », au réalisme de ces figures livrées à la joie païenne du mouvement. Enfin, avec les Quatre Parties du monde de la fontaine de l’Observatoire (mise en place en 1874), Carpeaux atteignait la puissance et la sérénité conjuguées.

Parallèlement à ces grandes œuvres, qui l’épuisent physiquement et financièrement, Carpeaux a une incessante activité de portraitiste mondain, du buste d’Anna Foucart (musée des Beaux-Arts de Valenciennes), où les Goncourt retrouvent le sourire du xviiie s., à celui de la princesse Mathilde (Louvre). Il n’est pas paradoxal que Carpeaux soit devenu l’artiste officiel du règne, dans la mesure où il traduit la gaieté, la frénésie de vivre et de réaliser qui marquent cette époque. À côté du compassé Winterhalter, il sait donner du prince impérial une image aussi sensible que digne, peint le Bal costumé aux Tuileries en 1867, ou encore l’Attentat de Berezowski (tous deux au Louvre), avec une fougue et une nervosité qui évoquent Alessandro Magnasco.

Aussi bien Carpeaux semble-t-il infatigable : le dessinateur, le modeleur croque et ébauche dans une frénétique quête de la vie. Ses carnets, comme ses innombrables esquisses, témoignent de cette activité créatrice menée à un rythme qui devait l’épuiser et que même les conflits familiaux et les souffrances physiques des dernières années ne purent tempérer. C’est pourquoi l’on doit apprécier l’artiste dans la totalité de son œuvre : griffonnis de carnets et peintures, ébauches à la terre crue ou sculptures achevées. En se montrant capable de dépasser toutes les oppositions : classicisme ou romantisme, idéalisme et réalisme, Carpeaux devait être moins un chef d’école qu’un exemple, celui-là même qu’allait suivre Rodin*.

B. F.

 A. Mabille de Poncheville, Carpeaux (Alcan, 1925). / Sur les traces de Jean-Baptiste Carpeaux (Musées nationaux, 1975). / N. Jouvenet, Carpeaux (Marlière, Valenciennes, 1975).

Carpentier (Alejo)

Écrivain cubain (La Havane 1904).


« Je dois beaucoup au surréalisme dans ce sens que le surréalisme nous a appris à voir des réalités au-delà des réalités », déclarait Alejo Carpentier au cours d’une interview. Lorsque Robert Desnos le rencontre à La Havane en 1928, Carpentier, jeune journaliste féru de musique, vient de sortir des prisons du dictateur Machado y Morales, où il avait été incarcéré pour activités politiques. Grâce au poète, il peut prendre le chemin de l’exil et vient vivre en France, onze années durant. À Paris, ce fils de Breton émigré à Cuba se sent comme chez lui : il dirige une maison de disques, travaille au Poste Parisien en compagnie de Jean-Louis Barrault et d’Antonin Artaud, se lie avec les surréalistes et comme eux part à la recherche du merveilleux, de l’irrationnel dans l’au-delà des réalités. Il découvre alors, en tournant les yeux vers son vaste continent, que « le merveilleux y est partout », en d’autres termes, qu’en Amérique « on peut trouver du surréalisme partout sans avoir à le fabriquer » : dans sa flore délirante, dans ses fleuves mystérieux, dans son étrange tellurisme, dans l’architecture baroque, dans l’envoûtante magie des danses et des rites indigènes. À quoi bon dans ce cas « susciter le merveilleux à tout prix », comme le font les écrivains d’Europe, lorsqu’on a l’Amérique pour vocation ? : « J’ai toujours eu conscience que j’avais une œuvre à réaliser en fonction de l’Amérique latine. » Dès lors, c’est dans la réalité américaine que va puiser Carpentier. Ainsi, se souvenant d’avoir jadis étudié sur place les rites de sorcellerie antillaise, il les fait resurgir dans son premier roman (1933), qui emprunte son titre au dialecte des Noirs cubains : Ecue Yamba-O ! (Loué soit le Seigneur !). Un voyage à Haïti, dix ans plus tard, lui inspire son deuxième roman, El reino de este mundo (le Royaume de ce monde, 1949). Empruntant le sujet à l’histoire, Carpentier relate les révoltes des Noirs dans l’île au temps de la Révolution française et de l’Empire, l’irrésistible ascension du Noir Henry Christophe, souverain plus barbare « que tous les rois cruels inventés par les surréalistes », et le grotesque et tragique destin de ce monarque d’opérette sanglante. Tout le livre baigne dans cette atmosphère saturée de magie que le vaudou fait encore peser sur Haïti, et c’est pour avoir voulu ignorer les sortilèges de ce culte que le roi Henry meurt dans une solitude toute shakespearienne. L’omniprésence du « réel merveilleux », si proche du « réalisme magique » de M. A. Asturias, dont Carpentier avait eu la véritable révélation dans l’île du vaudou, se retrouve au cœur de l’hallucinante forêt vierge du livre Los pasos perdidos (le Partage des eaux, 1953), roman écrit au Venezuela, où Carpentier connaît de nouveau l’exil en 1945 et qui retrace l’aventure d’un musicologue remontant le cours du haut Orénoque à la recherche d’instruments et de systèmes de notation musicale indigènes. De fait, autant que le cours du fleuve, c’est le cours du temps que remonte le héros de ce pèlerinage aux sources de la civilisation. Du xxe s. à l’âge de pierre, de la grande métropole moderne à la hutte primitive en passant par la petite ville coloniale, s’il peut accomplir ce singulier voyage c’est qu’en Amérique coexistent toutes les étapes de l’humanité. Et le narrateur, frère de son personnage (musicologue lui-même, Carpentier est l’auteur d’une admirable Histoire de la musique cubaine, 1946), voit dans cette « symbiose des cultures » sensible en Amérique, l’espoir d’une rédemption offert à l’humanité. Avec El siglo de las luces (le Siècle des lumières, 1962), c’est vers l’histoire et l’époque de la Révolution française que revient Carpentier, nous découvrant les répercussions des événements de 1789 sur le monde caraïbe, notamment à travers un personnage réel mais peu connu : Victor Hugues, ancien commerçant à Port-au-Prince, chargé par la Convention d’apporter au Nouveau Monde à la fois le décret du 16 pluviôse de l’an II abolissant l’esclavage et... la première guillotine. Si, pour avoir été trahie dans ses principes aux Antilles et en Guyane, la révolution de 1789 apparaît à la fin du livre comme un immense espoir déçu, la révolution castriste de 1959 sera au contraire célébrée comme une grande victoire de tout le nouveau continent dans la trilogie que Carpentier tient en préparation. Chargé de postes officiels par le gouvernement actuel, Carpentier, qui a eu à souffrir de la dictature comme son héros de la nouvelle Chasse à l’homme, se veut en effet un auteur engagé. Mais les préoccupations politiques de l’homme n’ont pas étouffé celles de l’artiste. Et l’un des principaux mérites de l’œuvre de cet écrivain, l’un des plus riches en culture de toute l’Amérique latine, est son équilibre entre le contenu, fruit de l’observation lucide des réalités, et la forme souvent lyrique, baroque : équilibre en somme entre le réel et le merveilleux.

J.-P. V.