Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Afrique noire (suite)

La solennité inaccoutumée de la ratification attira l’attention des diplomates sur ce secteur d’Afrique centrale, auquel ils ne s’étaient guère intéressés jusqu’alors. Le Portugal invoqua ses droits historiques sur les côtes du Congo. L’Angleterre reconnut d’abord ces prétentions (accord de février 1884), puis se reprit devant les protestations de ses missionnaires et de ses commerçants. Ce fut alors que Bismarck intervint. Ce hobereau devenu diplomate et chancelier du Reich n’était pas enclin à disposer des revenus de l’État pour civiliser les Noirs ou pour procurer aux marchands d’hypothétiques profits. Ce qui l’inquiétait, c’était l’hostilité des puissances vaincues par la Prusse ou alarmées par la menace de la prépondérance allemande en Europe. Quand son conseiller Heinrich von Kusserow lui eut révélé que le recours aux compagnies à chartes permettait de coloniser sans rien débourser, il envisagea de créer des colonies allemandes et tenta de se réconcilier avec la France en esquissant une politique africaine commune. Les deux puissances convoquèrent ensemble la conférence de Berlin.


La conférence de Berlin (15 nov. 1884 - 26 févr. 1885)

Le but n’en était, certes, pas de « partager l’Afrique ». Toutes les côtes du continent étaient occupées lorsque la conférence se réunit en novembre 1884. Bismarck avait lui-même envoyé l’explorateur Gustav Nachtigal pour placer sous pavillon allemand les côtes encore vacantes, et les chefs du Togo*, du Cameroun* et du Sud-Ouest* africain, où se trouvaient des missions ou des commerçants allemands, avaient signé, entre juillet et septembre, des traités de protectorat. Le docteur Carl Peters, pendant la conférence, intervint de même en Afrique orientale. Non, le but de la conférence fut plutôt de prolonger l’ère moribonde du libre-échange en réglementant la navigation sur le Niger et le Congo, en assurant la liberté du commerce dans le bassin « conventionnel » du Congo, qui comprenait le bassin géographique plus ses voies d’accès à l’Atlantique et à l’océan Indien, et en évitant les conflits futurs entre les puissances. Celles-ci devaient notifier et occuper effectivement les acquisitions de territoires « sur les côtes d’Afrique », sans plus pouvoir, comme avait fait le Portugal, invoquer des droits historiques. Léopold II, cependant, tout au long de l’année 1884 et en marge de la conférence, négociait activement avec chacune des puissances intéressées pour faire reconnaître un État indépendant du Congo, dont il étendit les limites bien au-delà des États noirs organisés sous l’égide de Stanley. Il parvint à les convaincre, soit en leur promettant la libre concurrence commerciale dans des régions où il supporterait seul les frais de pacification et d’administration, soit en faisant vibrer la fibre humanitaire et antiesclavagiste, soit, enfin, en offrant à la France un droit de préemption au cas où il serait amené à renoncer à son invraisemblable entreprise. Les puissances purent alors, le jour de la clôture de la conférence, saluer l’avènement d’un État nouveau, dont la Chambre belge autorisa son roi à assumer, à titre personnel, la souveraineté.


Le partage colonial

L’Afrique noire, dès lors, était entrée dans l’orbite de la politique internationale. De la petite scène, régie par les ministres de la Marine ou des Colonies, elle avait accédé au grand théâtre des rivalités internationales, dont le répertoire s’enrichit par les ratifications solennelles de négociations diplomatiques. Les grands traités de partage, celui du 1er juillet 1890 entre l’Angleterre et l’Allemagne, celui du 4 août 1890 entre la France et l’Angleterre, celui de 1891 entre l’Angleterre et l’Italie, ceux de 1890 et de 1892 entre l’Angleterre et le Portugal, ceux de 1885 à 1911 entre la France et l’Allemagne, etc., ont été souvent cités en exemple et condamnés au nom du droit des gens et de la morale. On a critiqué ces frontières grossièrement tracées sur des cartes inexactes, ces longues disputes pour la possession de lieux qui, tels les monts Mfoumbiro du Ruanda, n’existaient pas, ces groupements artificiels de populations, certaines ethnies se voyant arbitrairement distribuées entre plusieurs métropoles. Mais, si la morale s’en trouvait bafouée, cela ne constituait pas une nouveauté. L’Europe d’alors, d’antan ou d’aujourd’hui offrirait de nombreux exemples semblables. Il n’est que de considérer les partages de la Pologne au xviiie s., l’Empire austro-hongrois ou les Balkans au xixe s., le statut de Berlin, les deux Allemagnes, les deux Corées ou les deux Viêt-nams d’aujourd’hui. Quant au tracé des frontières, il faudrait de nombreuses pages pour relater les travaux des commissions mixtes de délimitation, qui, précisant et rectifiant les décisions de principe adoptées par les diplomates en chambre, travaillèrent pendant des années sur le terrain, s’efforçant de tenir compte autant de la géographie et de l’ethnographie que des facteurs économiques ou stratégiques. Le résultat en fut la carte de l’Afrique coloniale, qui ne fut modifiée que par la redistribution des colonies allemandes après la Première Guerre mondiale.


Résistances et pacification

La soudaineté de ce partage prit les uns et les autres au dépourvu. Les Africains des côtes ou du Soudan ne comprirent pas que les traités, toujours identiques, conclus avec les Européens pourraient être exécutés dans un esprit différent. Ils ignoraient le jeu de la diplomatie internationale, le progrès technique, la remise en cause permanente des us et coutumes traditionnels, l’insoumission aux lois de la nature, la lutte de l’individu contre la société. Quand, ici et là, les Européens violèrent des accords qui les obligeaient à respecter les droits des tribus courtières, la possession du sol, la sagesse ancestrale, ils se révoltèrent. Mais ils ne se dégagèrent pas pour autant de leurs rivalités. Ils n’hésitèrent pas à introduire le Blanc dans leurs combinaisons politiques et militaires, ne comprenant pas qu’après avoir vaincu l’ennemi du moment avec l’aide du Blanc ils se retrouveraient eux-mêmes soumis au même maître. Malgré sa supériorité technique, le Blanc, sous des climats meurtriers, n’aurait sans doute pas été assuré de la victoire si les Noirs, d’un commun accord, avaient organisé une guérilla qui eût exigé d’énormes moyens financiers, que les parlements européens n’auraient pas accordés. Les résistances africaines furent souvent acharnées, toujours localisées, successives et vaines. Elles se prolongèrent longtemps, au moins jusque vers 1920, masquées aux yeux de l’opinion occidentale par les euphémismes de « pacification », d’« antiesclavagisme », de « missions », etc. Le dépouillement des archives permet, aujourd’hui, de retracer les péripéties de ces réactions désespérées.