Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Canada (suite)

L’école littéraire de Montréal aura eu le mérite de mettre fin à cette stagnation. Elle a été fondée en 1895 par un étudiant, Jean Charbonneau, et deux de ses camarades ; elle bat son plein entre 1898 et 1900 ; elle publie en 1900 un manifeste préfaçant un recueil, les Soirées du château de Ramezay, du nom de l’édifice où elle tient séance ; puis son activité s’espace et ne reprend que par intermittence. Cette école n’a pas de doctrine : elle offre plutôt un lieu de rencontre à des jeunes de goûts divers, mais unis par le désir de rénover les lettres et par la conviction que, pour y arriver, il faut porter son attention sur le style. Cette insistance les rapprocherait du Parnasse ; et c’est bien un parnassien qui restera jusqu’à sa mort le chef de l’école, Jean Charbonneau (1875-1960), mais l’école compte aussi bien des lamartiniens attardés, comme Gonzalve Desaulniers, des romantiques à prétentions épiques, comme l’auteur de son manifeste, Charles Gill, des élégiaques à mi-chemin entre Rodenbach et Rostand, comme Albert Lozeau ; et sa gloire la plus durable, Émile Nelligan (1879-1941), puise à Baudelaire, à Verlaine, à Rollinat, et s’enfièvre de leur névrose au point d’en perdre la raison et de se survivre quarante ans après ce naufrage qu’il avait pressenti dans ses poèmes les plus retentissants : poète authentique malgré ce qu’il a de livresque, poète maudit dont l’adolescence fulgurante et tôt interrompue rappelle celle de Rimbaud.

L’école littéraire de Montréal tendait à des thèmes universels plutôt que locaux. Un dissident, Albert Ferland (1872-1943), entraînant avec lui Charles Gill, fonde l’école du Terroir et, en 1909, la revue de ce nom, dont le titre indique suffisamment la tendance. Elle se réclame d’un devancier, Nérée Beauchemin (1850-1931), dont les Floraisons matutinales dataient de 1897. En poésie, enserrée dans un cadre trop étroit, elle ne se renouvellera guère. En prose, elle bénéficie, après 1914, du succès de Maria Chapdelaine : le chef-d’œuvre de Louis Hémon, d’abord accueilli froidement, ne reflète sans doute qu’un aspect, émouvant, héroïque, d’une réalité désormais périmée, et rien n’agace plus les Canadiens que de s’entendre définir par rapport à lui ; mais il s’insère dans une série de romans ruraux qui remontent à l’époque romantique, il se rencontre avec les efforts du romancier Damase Potvin ou du conteur Adjutor Rivard ; son influence se prolongera jusqu’au Menaud, maître draveur (1937) de Mgr Félix Antoine Savard, lyrique, haut en couleur, premier-né d’une œuvre qui, nourrie aussi bien des classiques grecs et latins, de Mistral, de Claudel que du folklore paysan, atteint peut-être à sa perfection dans les recueils de morceaux plus brefs, l’Abatis, le Barachois.

Entre les deux guerres, une controverse n’a cessé d’opposer les tenants d’une littérature « nationale » et ceux d’une inspiration élargie, les gardiens sourcilleux de la correction grammaticale et les partisans d’emprunts aux « canadianismes » de la langue parlée. Parmi les premiers, des journalistes, Olivar Asselin, Jules Fournier, spirituels, incisifs, et davantage encore un Louis Dantin, qui, expatrié à Boston, jette son regard sur des horizons plus étendus tout en jugeant avec un goût averti les productions de Québec et de Montréal ; parmi les seconds, un Albert Pelletier, qui témoigne de l’éveil de la critique : la littérature canadienne-française est maintenant assez mûre, elle devient assez abondante pour permettre cet éveil, et Mgr Camille Roy (1870-1943) en entreprend la première histoire. L’histoire générale, qui, après Garneau, s’était cantonnée dans les recherches érudites et les monographies — à l’exception de Benjamin Suite —, retrouve une synthèse avec le Cours d’histoire du Canada (1919-1938) de Thomas Chapais, qui, pour la première fois, embrasse l’ensemble du xixe s. dans un esprit conservateur, et surtout avec l’œuvre de l’abbé Lionel Groulx (1878-1967). Celui-ci ressuscite le passé et l’évolution qui a mené de la Nouvelle-France à ses contemporains dans une série d’ouvrages, dont son Histoire du Canada français depuis la découverte (1950-1952) renfermera la substance : « écrivain engagé », comme il se définit lui-même, il a le don de s’enthousiasmer et d’enthousiasmer, et il ne dédaigne pas de multiplier ailleurs les « directives » intellectuelles et politiques. Un Jean Bruchési exposera la même histoire et les données actuelles au grand public, des deux côtés de l’Océan. Enfin, pour l’étude du temps présent, il faut mentionner au moins le sociologue Édouard Montpetit (1881-1955).


Le passage à la poésie moderne

Le vers libre apparaît vers 1920, en retard encore de près d’un demi-siècle sur la France. Et la plupart des poètes qui débutent à cette époque restent dans la lancée de l’école littéraire de Montréal. Celle-ci se prolonge par ceux que l’on appelle le « groupe des Artistes » — René Chopin (1885-1953) et Paul Morin (1889-1963) —, et qui, écrivant leurs premiers vers à Paris sous l’influence d’Anna de Noailles, s’entendent reprocher leur esthétisme païen et leur cosmopolitisme. Un Alfred Desrochers, plus tard, s’attache, au contraire, à peindre sa région (À l’ombre de l’Orford, 1930), la vie des paysans et des bûcherons, célébrant avec fougue ses ancêtres les coureurs des bois et les Indiens ; un Robert Choquette, toujours en vers savamment cadencés, illustre l’épopée de la race humaine (Metropolitan Museum, 1931) et celle des océans (Suite marine, 1953) avec des ambitions historico-philosophiques que n’aurait pas désavouées un Sully Prudhomme. C’est du verlainisme que l’on retrouve dans les poèmes délicats de Lucien Rainier ; c’est un lyrisme traditionnel qui s’exprime chez les poétesses amoureuses — ou désireuses de l’être — qui font irruption entre 1930 et 1940, et même dans le Faust aux enfers (1935) de Roger Brien.

Chez ce dernier poète, des vers irréguliers se mêlent aux alexandrins ; on en rencontre chez René Chopin ; la meilleure poétesse de cette génération, Simone Routier, finit par les adopter. Mais le changement de prosodie n’est qu’un symptôme. Jean-Aubert Loranger (1896-1942) aurait pu amorcer une mutation plus profonde s’il avait persisté dans l’unanimisme de ses Atmosphères (1920) au lieu de retourner au terroir. Cette mutation, après 1940, a été le fait de trois poètes majeurs : Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Alain Grandbois.