Poète italien (Marradi, Toscane, 1885 - Castel Pulci, près de Florence, 1932).
Figure aussi tragique qu’exceptionnelle, dans toute la littérature italienne, de poète maudit. L’internement psychiatrique de Campana, d’abord intermittent, puis définitif à partir de 1918, n’a cessé de peser sur l’interprétation de son œuvre, tantôt abaissée au rang de symptôme pathologique et tantôt indûment exaltée par le mythe de la folie comme voyance. Les recherches biographiques se heurtent d’autre part à la fascination énigmatique d’une « légende » qui n’a d’égale que celle de Rimbaud. Son physique même prêtait abondamment à la fabulation : hercule fauve aux yeux bleus, fureur mystique et candeur paysanne irradiant la poésie dans un corps de charretier. Issu au demeurant d’un ménage petit-bourgeois : père instituteur et fervent patriote, mère aimante que son fils n’aimait pas. Après des études primaires et secondaires régulièrement poursuivies (Faenza, Turin) sous le contrôle de son père, il est affecté, en 1900, par une violente crise de neurasthénie dont le symptôme majeur est l’incapacité de se fixer en quelque lieu que ce soit. Dès lors, sa vie se déroule sous le signe de la fuite : perpétuels départs et retours, métiers à peine appris et déjà abandonnés, emprisonnements, internements. En 1903, sur le simple conseil d’un ami, il s’inscrit à Bologne, à la faculté de chimie, discipline à laquelle il avoua n’avoir jamais rien compris, et qu’il rendit responsable de l’abrutissement de ses facultés mentales ; il s’entête néanmoins dans ce choix malheureux l’année suivante à Florence. On l’interne en 1906 à Imola. Son père obtient sa libération en le déclarant responsable. Il parcourt l’Europe jusqu’en Russie. De 1908 date sans doute son voyage en Argentine, où il « oublia jusqu’à l’arithmétique » en vivant d’expédients. Au retour, il passe deux mois en prison à Saint-Gilles (Belgique), puis effectue un bref séjour à l’asile psychiatrique de Tournai. Interné quelques mois en 1909 à Florence, il y fréquente les milieux futuristes (Soffici, Papini) et reprend ses études de chimie (1912). De 1913 à 1915, nouveaux voyages sur lesquels ses biographes sont en désaccord (certains même ont cru pouvoir démontrer que, de toute sa vie, il ne s’était jamais aventuré au-delà de la Suisse). En 1914, après de vaines tentatives auprès de plusieurs éditeurs, il collecte des fonds et fait imprimer par un typographe de Marradi ses Canti Orfici, qu’il s’en va vendre lui-même à travers toute l’Italie et jusqu’en Suisse, d’où, trouvé sans papiers d’identité, il est rapatrié en 1915. De 1916 à 1917, il s’éprend furieusement de Sibilla Aleramo. En 1918, il est définitivement interné à Castel Pulci. À partir de 1926, il est soigné par le Dr Pariani, qui a laissé un précieux document de ses entretiens avec le poète. Après une brève pause de la maladie, il meurt de septicémie en 1932. Par le jeu alterné de catastrophes naturelles et d’hommages successifs, sa dépouille erra plusieurs années de tombe en tombe.
Les rééditions de 1928 et 1941 des Canti Orfici comprennent tous les poèmes jusqu’alors inédits de Campana ; le Taccuino, la correspondance avec Sibilla Aleramo et le Taccuinetto faentino furent publiés respectivement en 1949, 1958 et 1960. L’épopée autobiographique des Canti Orfici, dédiée au kaiser Guillaume II, porte en sous-titre : Die Tragödie des letzten Germanen in Italien (« la Tragédie du dernier Germain en Italie »), et se termine sur ce vers de Whitman, légèrement déformé : « They were all torn and cover’d with the boy’s blood » (« ils étaient tout lacérés et couverts du sang de l’enfant »). C’est dire la fascination qu’exerça sur Campana le symbolisme anglo-germanique (de Novalis, Hölderlin et Kleist à Nietzsche, de Poe à Whitman) et son identification tragique au mythe d’Orphée. Sa culture est d’ailleurs aussi vaste que disparate, empruntant aussi bien à toutes les littératures (y compris Baudelaire et Rimbaud : l’équivalence poèmes-prose dans les Canti) qu’à tous les arts (surtout Léonard de Vinci et Wagner, notamment le Taccuinetto faentino). Toutes ces expériences viennent se greffer tour à tour sur un langage déjà fortement enraciné dans la rhétorique italienne de l’époque (D’Annunzio, Pascoli, le futurisme). Ou plutôt Campana, sur le mode encore une fois de la fuite, s’arrache de chant en chant à la finitude de chacune de ses expériences culturelles ; il s’exile de langage reçu en langage reçu, qu’il décompose toujours sur le point de les accomplir. Jusqu’à la fuite finale hors de l’œuvre, hors du langage des hommes.
J.-M. G.