Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cambodge (suite)

Certes, pour définir cette histoire, les archives lapidaires que sont les inscriptions d’Angkor n’ont pas été les uniques documents. Légendes et traditions orales, généalogies et chroniques recopiées sur manuscrits de palmes dans les monastères bouddhiques ou conservées dans les familles princières, annales diverses ont pu servir aussi à cette élaboration souvent malaisée. Les fouilles archéologiques ont livré de leur côté des vestiges concrets, échelonnés parfois sur un même site depuis la préhistoire jusqu’à une statuaire préclassique, et ont permis de suivre une évolution chargée de contacts et d’enrichissements culturels. Enfin, les annales des pays voisins, Thaïlande, Laos, Viêt-nam, et, au-delà, les documents issus de la Chine et de l’Inde, ont servi à éclairer graduellement la genèse, le développement, l’épanouissement, les vicissitudes, les gloires et les échecs, en tout cas l’originalité profonde de ce pays des Kambujas, ou « Fils de Kambu », ancêtres des actuels Cambodgiens.

Qu’est donc ce peuple au destin fragile, mais dont la personnalité s’est maintenue presque intacte à travers les siècles ?

Qu’il s’agisse des Khmers eux-mêmes ou des groupes autochtones dits « de substrat », groupes marginaux plus ou moins isolés dans les forêts ou les provinces frontières, les Cambodgiens se rattachent à la famille linguistique connue sous le nom de môn-khmer. Ces peuples parlent des langues dépourvues de tons, admettant les mots polysyllabiques, et, en ce qui concerne le cambodgien, permettant la dérivation partielle par préfixes et infixes.

Les Khmers se définissent assez peu clairement sous l’angle anthropologique : petits ou grands (1,60 m en moyenne), teint bronzé ou or clair, yeux largement ouverts ou mongoloïdes, cheveux ondulés ou frisés. Cette variété physique est le témoin d’un brassage très ancien, apparu probablement dès l’époque néolithique, entre populations australoïdes, mélanésiennes, indonésiennes, mongoloïdes. Le premier royaume attesté par l’histoire, celui du Fou-nan, installé en basse Cochinchine et le long du golfe de Siam, devait être peuplé de groupes môn-khmers dès les premiers siècles de notre ère. Ce n’est qu’au vie s. que la principauté des Kambujas envahira le Fou-nan, à partir de la région de Champassak (Bassac), au sud du Laos actuel. Il s’agira alors des Khmers proprement dits qui, mêlés par la suite aux gens du Fou-nan, constitueront le peuple cambodgien.

Tout entier tributaire du climat des moussons, le peuple des « Fils de Kambu », nom d’un ermite mythique, fut par vocation riziculteur, cultivateur de jardins de berges et de vergers, pêcheur et éleveur. Bâtisseurs de cités et de monuments prestigieux, les Cambodgiens furent aussi d’habiles techniciens d’hydraulique agricole pendant les siècles brillants de la royauté angkorienne.


La préhistoire

Ce sont les grandes stations néolithiques de Samrong Sèn et de Mlu Prei qui ont, par leurs vestiges, donné les indications les plus précises sur le peuplement ancien du Cambodge. Il semble que le peuple khmer ait été établi bien avant l’histoire proprement dite dans la péninsule indochinoise, soit plus de vingt siècles avant notre ère. Par l’interprétation de l’outillage préhistorique, caractérisé en particulier par des haches à tenon d’emmanchement, il a été possible de dégager les traits fondamentaux d’une « civilisation de la mousson », déjà bien en place avant l’intrusion des grandes influences culturelles de l’Inde et de la Chine, et caractérisée par les données suivantes : riziculture et pêche, habitat sur pilotis, préparation des saumures, mastication du bétel, domestication des buffles et autres bovidés, élevage des porcs et des volailles, connaissance de la navigation, pratique de plusieurs artisanats tels que la poterie et, plus tard, le tissage et le travail des métaux. Sur le plan religieux, cette civilisation de substrat comportait essentiellement la croyance aux génies du sol, des arbres, des pierres et des eaux, les cultes ophidiens, la vénération pour les génies tutélaires et les ancêtres, la loi de l’offrande et du sacrifice.


Première phase historique : le Fou-nan

C’est par les annales chinoises que nous avons pu connaître l’existence de ce royaume prékhmer que fut le Fou-nan, dont le nom n’est autre qu’une forme sinisée du mot khmer ancien bnam (moderne phnom), qui signifie « la montagne ». D’après les légendes de fondation de ce royaume, la dynastie aurait été fondée par un certain Kauṇḍinya, brahmane venu de l’Inde aux alentours du ier s. de notre ère. Arrivant par mer au sud de la péninsule indochinoise, plus exactement au delta du Mékong, il aurait, après quelques épisodes de combat, mis pied à terre et épousé la fille du roi local, le roi des Nāga, peuple-serpent. La légende de l’union avec la Nāgī Soma, fille des Eaux et de la Lune, était encore célébrée symboliquement à la cour d’Angkor à la fin du xiiie s. Le récit ajoute que Kauṇḍinya apprit au peuple des Nāga à se vêtir, alors qu’il allait nu, et fit assécher la région, qui n’était qu’une vaste plaine inondée.

Sous cette affabulation se laisse entrevoir une réalité historique incontestable : celle des communications entre peuples dans le cadre de l’océan Indien, et surtout celle de l’apport de l’Inde civilisatrice, déjà à cette époque enrichie d’un passé culturel et religieux extrêmement complexe (védisme, brahmanisme et bouddhisme, abondant patrimoine de textes mythiques, rituels et philosophiques, monuments d’une architecture grandiose, langue littéraire et savante, le sanskrit).

Cet apport de l’Inde s’effectua non pas par l’intermédiaire du seul « brahmane » Kauṇḍinya, mais, dans tout l’ensemble du Sud-Est asiatique, par de longs et incessants échanges, aussi bien par voie de mer que par voie de terre. L’« indianisation » ne se présente pas comme un phénomène de conquête, mais comme un processus de lente et profonde pénétration.