Cabezón (Antonio de) (suite)
Au cours de ses voyages, Cabezón eut l’occasion de rencontrer des musiciens étrangers, spécialement anglais et italiens. Ceux-ci l’influencèrent peu pour des raisons diverses : les séjours étaient trop brefs, les contacts rendus difficiles par sa cécité. De plus, il n’existait pas à cette époque de véritable école de clavier, en particulier en Angleterre. Enfin, Cabezón possédait déjà une grande maturité, comme le prouvent ses premières œuvres publiées en 1557 dans un recueil de Venegas de Henestrosa (mais vraisemblablement écrites entre 1540 et 1550). Il se peut même, au contraire, que ce soit Cabezón qui influença des musiciens de l’école napolitaine comme Mayone, et qui introduisit la variation en Angleterre.
En Espagne, si l’influence de Cabezón est moins importante, sa renommée est grande. Très apprécié des souverains, il l’est aussi de ses contemporains. Dès 1549, le théoricien Bermudo le cite parmi les organistes qui gardent pour eux ce qu’ils ont fait de mieux et ne se soucient pas de diffuser leurs œuvres. Celles de Cabezón seront publiées en 1557 dans un recueil collectif et surtout, après sa mort en 1578, par son fils et successeur auprès de Philippe II, Hernando (1541-1602), sous le titre Obras de música para tecla, arpa y vihuela. Ce titre prouve la facilité avec laquelle les œuvres de Cabezón peuvent être jouées sur des instruments à « touches » (tecla), c’est-à-dire orgue, clavicorde, clavecin, mais aussi être adaptées pour harpe ou vihuela, d’où une diffusion assez populaire de l’œuvre parmi les amateurs sans doute plus vihuelistes que gens de clavier. Par ailleurs, Cabezón lui-même recommande aux débutants de ne pas « toucher » l’orgue afin de ne pas en entacher la dignité. Hernando regrette enfin que son père n’ait pu trouver le temps et le calme nécessaires pour écrire tout ce qu’il voulait. Il dira : « Ce ne sont donc là que les miettes qui tombaient de la table. » L’édition de 1578, tirée au nombre record de 1 200 exemplaires, montre que la diffusion posthume de l’œuvre de Cabezón correspondait au goût de cette époque pour la musique instrumentale. Les éditions modernes n’ont permis de redécouvrir ces œuvres qu’à la fin du xixe s., grâce à Felipe Pedrell (1895).
L’œuvre instrumentale de Cabezón (il ne reste qu’une pièce vocale) nous paraît étonnamment moderne. Sa connaissance de l’art polyphonique flamand, en particulier de Josquin des Prés, lui permet d’adapter ce style à l’orgue en opposant par exemple les deux claviers comme Josquin et Févin opposaient les quatre voix du chœur deux à deux. Il élargit même cette technique, n’hésitant pas à écrire pour instruments des intervalles « inchantables ». Il est le premier à écrire d’une manière instrumentale en créant cette « vocalité du clavier » (Santiago Kastner), transposition aux instruments de la quintessence de la polyphonie vocale. Son écriture, très architecturée, est fondée sur une harmonie constamment en mouvement par un judicieux emploi des dissonances et du chromatisme inhérant aux modes (dont parfois il semble se détacher). D’autre part, contrairement à de nombreux contemporains et successeurs, il fuit toute virtuosité gratuite, tout aspect frivole, en évitant toute surcharge ornementale.
Son œuvre, tendant à un monothématisme qui annonce Sweelinck, se compose de pièces polyphoniques fuguées (tientos) de deux à six voix sur des thèmes personnels ou empruntés à l’art vocal de ses contemporains étrangers. Se rapprochent de ce style les œuvres avec cantus firmus (Kyrie, hymnes), où le thème liturgique en valeurs longues, enveloppé de contrepoints, rehausse la richesse des anches des orgues espagnols. La variation, sur des thèmes populaires espagnols ou italiens, est un autre aspect de son œuvre. Déjà pratiquée au luth et vihuela par ses compatriotes Luis de Milán et par son ami Narváez, Cabezón la créa pour clavier en Espagne et l’importa en Angleterre. Par la perfection de la forme et la beauté des contrepoints, ces « diferencias » sur la « pavane italienne » ou sur le chant « la dama le demande » comptent parmi les premières et les plus belles variations.
Mais l’œuvre de Cabezón reste avant tout espagnole. Son austérité apparente, bien ibérique, le rapproche du mysticisme — cet « isolement volontaire de l’âme avec Dieu » —, où se plaisait son souverain Philippe II, contemporain de saint Jean de la Croix et de Thérèse d’Ávila, dont Cabezón fit peut-être la connaissance. Ainsi Cabezón trouve sa vraie place entre la beauté extatique de Josquin des Prés et l’âpre expressivité de Victoria.
D. S.