Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Buffon (Georges Louis Leclerc, comte de) (suite)

Quelle est, dans la composition de cette œuvre, la part personnelle de Buffon, et celle de ses nombreux collaborateurs ? Il semble y avoir autant de réponses que l’Histoire naturelle a compté d’auteurs. L’abbé Bexon (1748-1784), l’un des plus jeunes, était un pauvre homme contrefait et mal portant ; il fut à la fin de sa vie l’ombre de Buffon, imitant admirablement le style du maître, et son nom ne parut guère. Louis Daubenton (1716-1800) tout au contraire, montbardois comme Buffon, entra au Jardin du roi (comme démonstrateur) trois ans après son aîné, dut son bonheur conjugal à Buffon, qui lui avait fait rencontrer la nièce de Philibert Guéneau de Montbéliard, ne prit qu’une part modeste à l’Histoire naturelle (description anatomique des Mammifères) et ne fut jamais frustré d’une parcelle de gloire. Guéneau lui-même (1720-1785), né à Semur — encore un homme de l’Auxois ! —, collabora à l’Histoire naturelle des Oiseaux.

D’autres équipiers doivent à Buffon tout ou partie de leur carrière : Barthélemy Faujas de Saint-Fond (1741-1819) sera nommé au Jardin du roi puis aux Mines et Carrières. Il fournit, de même que Louis Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), la documentation des tomes de minéralogie. Bernard de Lacépède (1756-1825) est aussi une créature de Buffon, et se fait son successeur littéraire en rédigeant l’Histoire générale et particulière des Quadrupèdes ovipares et des Serpents (1788-89), l’Histoire naturelle des Poissons (1798-1803) et celle des Cétacés (1804). Pour deux de ces ouvrages, Lacépède utilise à son tour les services d’un « nègre » : Charles Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt (1751-1812), grand voyageur, incomparable collectionneur d’observations.

Des hommes aussi nombreux, aussi éminents, et aussi enclins à l’observation directe de la nature ont préservé l’Histoire naturelle d’être une simple compilation. Les faits nouveaux mentionnés dans l’ouvrage sont innombrables, et le dédain montré pour l’Histoire naturelle par Réaumur et en général par tous les savants qui n’y avaient point collaboré est bien injuste. Cependant tout porte à croire qu’ils auraient mieux goûté cette riche nourriture scientifique si elle n’avait pas été accommodée « à la sauce Buffon ». Car tel est le nœud du problème : la rédaction définitive est entièrement de la main du « patron », ce qui lui vaut un style admirable mais d’une veine plus poétique que scientifique, véhiculant dans le même courant l’assuré et le douteux, le fait et l’hypothèse, la constatation objective et la réaction affective. C’est de la science personnalisée, Buffon tient à écrire du Buffon — il s’en explique dans son célèbre discours de réception à l’Académie française (1753) : « Bien écrire, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre, c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût [...] les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. [...] Ces choses sont hors de l’homme, le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. » Comment des linnéens n’auraient-ils pas haussé les épaules, eux dont la visée était d’exprimer le maximum de faits par le minimum de mots ? La grande fierté de Carl von Linné n’était-elle pas d’avoir défini l’Homme en cinq mots : Animal rationale, loquens, erectum, bimane ? Buffon, lui, y consacre un volume.


Les adversaires

Les attaques dont Buffon fut l’objet semblent se détruire mutuellement : les bigots de la Sorbonne condamnent à deux reprises l’Histoire naturelle (1751 et 1779) sous le double prétexte qu’elle contredit le récit de la Genèse et qu’elle explique la formation des planètes, voire celle des espèces, sans le secours de Dieu. Au premier coup, Buffon se soumet (le moins possible) ; au second coup, il a assez de crédit auprès de la Cour pour obtenir un veto royal qui arrête les poursuites, mais cela n’empêche pas Voltaire de railler stupidement les vues de Buffon sur l’origine marine des coquilles fossiles des montagnes, par crainte que ces vues ne confirment le mythe du déluge ! En revanche, les naturalistes reprocheront tout à la fois à Buffon d’avoir décollé du détail des faits pour embrasser de trop vastes théories et de refuser les grands cadres de la classification linnéenne en disant avec réalisme : « La nature ne connaît que des individus. »


La vie à Montbard

Buffon passait huit mois sur douze à Montbard. Son horaire quotidien nous est rapporté par l’excellent « interviewer » Hérault de Séchelles, qui, sur le tard, était allé à Montbard rendre à l’illustre vieillard un hommage sans indulgence. Buffon se levait à 5 h pour le courrier et les affaires. Dès 6 h, il traversait son superbe parc en terrasses et gagnait à 500 m de là son cabinet de la tour Saint-Louis, où il n’était pas question de le déranger avant 13 h, voire 14 h. Il rentrait chez lui pour déjeuner : heure de détente totale, bonne chère, grasses plaisanteries, sieste, courte promenade. Nouvelle séance de travail de 17 à 19 h. Réception des admirateurs et des amis jusqu’à 21 h. À propos de cet horaire monacal, respecté de 1738 jusqu’à sa mort, il dira à Hérault de Séchelles : « Le génie n’est qu’une plus grande aptitude à la patience ; j’ai passé cinquante ans à mon bureau. »

Les lieux, comme les heures, soulignaient la coupure entre le travail et le délassement : dans le parc, « beaux pins, marronniers, platanes bien ordonnés, volières d’oiseaux rares, fosse pour les ours et les lions », mais le cabinet de travail et la chambre à coucher étaient sommairement meublés. Cette sobriété ne s’étendait pas au vêtement, et M. le comte de Buffon (il avait reçu ce titre en 1773) s’habillait avec élégance, considérant que le vêtement, au même titre que le style, exprime l’homme.