Bruegel (Pieter), dit Bruegel l’Ancien (suite)
Que Bruegel lance de temps à autre des moqueries allusives, nul ne le conteste, mais nombre de thèmes qui, jadis, étaient parfaitement intelligibles nous sont devenus inaccessibles. Quelle est au juste la signification profonde de cet étrange conciliabule des Mendiants ou des Culs-de-jatte (1568, Louvre) ? La lecture des chroniques nous apprend que la queue de renard, par exemple, était un emblème à significations multiples. Si l’art de Bosch est profondément enraciné dans son terroir, celui de Bruegel est, lui aussi, fortement déterminé par le même climat spirituel, à savoir le caractère brabançon. L’étude de la littérature et du folklore brabançons fournit la preuve que l’énigmatique Dulle Griet n’est pas forcément l’image de la guerre, ni celle de l’insurrection contre le régime espagnol ; « Dulle Griet » était une locution courante par laquelle le peuple désignait la mégère, la femme hommasse.
Reconnaissons que la signification de certaines œuvres, comme la Pie sur le gibet (1568, Darmstadt), tableau que Bruegel légua par testament à son épouse, demeure abstruse. Mais, dans la littérature et le théâtre de l’époque, nous trouvons des passages qui peuvent résoudre pas mal de problèmes d’iconologie. Ainsi, tout le décor du fameux Pays de Cocagne (1567, Munich) est déjà décrit dans un texte néerlandais imprimé en 1546. Les soties et le théâtre des « rhétoriciens » nous expliquent des scènes comme le Combat de Carnaval et de Carême et nous révèlent certains aspects de l’esprit bruegélien. Les rhétoriciens, moralistes invétérés, ridiculisent la goinfrerie dans une sotie de 1561 ; à son tour, Bruegel regarde la gloutonnerie d’un œil prévenu.
L’interprétation selon laquelle il se serait opposé au capitalisme — notamment par ses estampes Elck (Chacun, 1558), Les gros poissons mangent les petits (1556), le Combat des tirelires et des coffres-forts (1563) — se révèle fausse à la lumière de la critique historique. En réalité, Bruegel a raillé la cupidité de l’homme, et il s’agit là d’une attitude humaniste. Dans la première planche, il reprend un adage que l’on trouve déjà chez F. Villon : « Je cognois tout, fors que moy mesmes. »
Quel peintre avant lui avait observé l’homme avec une telle perspicacité ? La ruse et la bêtise, la misère, la faim, les maladies chroniques, l’esprit de lucre, la couardise, l’hypocrisie, la haine, la mort, l’ardeur et la fainéantise, l’affliction, la résignation et, en dépit de tout, la force vitale indestructible de l’homme, Bruegel a pénétré, compris et rendu tout cela. Comme Rabelais, il eût pu dire : « Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes. »
En scrutant l’œuvre de Bruegel, nombre de problèmes se révèlent provisoirement insolubles. Mais peut-être connaissons-nous néanmoins le thème principal de ses préoccupations, à savoir le comportement déraisonnable de l’homme au milieu d’une nature grandiose et impassiblement belle.
R. H. M.
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