Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

affectivité (suite)

Quel que soit le découpage des stades de référence, il est évident que le clavier des comportements affectifs et des réactions émotionnelles s’étend. Des « périodes sensibles » existent, au cours desquelles surgissent des zones nouvelles de sensibilité aussi bien que des élans affectifs nouveaux. Pour ne citer que quelques exemples, les sentiments négativistes et d’opposition qui marquent la troisième année sont en relation directe avec l’apparition du je dans le langage, elle-même expressive de la naissance du sentiment de causalité personnelle, de la première conscience de soi et du besoin de se poser soi-même en s’opposant aux autres ; le sentiment d’infériorité est corrélatif de la conscience d’être faible et petit, conscience qui ne peut se développer qu’à la fin de l’âge magique d’identification au père, c’est-à-dire vers 6 ans ; les sentiments sociaux (sympathie-antipathie à divers degrés, camaraderie, émois de l’amitié et des élans amoureux, etc.) ne se développent qu’entre 6 et 12 ans, période normale de la socialisation, etc.

Cependant, on ne pourrait comprendre l’organisation de l’affectivité de l’adulte sans faire intervenir sur le cours de ce développement psychologique général les influences de l’expérience et les conditionnements. L’expérience commence dès la première manifestation de vie relationnelle, et l’on sait par exemple, depuis les travaux de René A. Spitz, que la manière dont est vécue la relation à la mère au cours de la première année, et cela à un niveau excluant la conscience, façonne durablement ce qui sera ultérieurement la relation au réel et à autrui. Le rejet (conscient ou inconscient) de l’enfant par la mère inhibe le développement général et établit l’insécurité absolue sur laquelle fleurira l’angoisse de mort. Un climat précoce de persécution harcelante, que des frères plus âgés font régner sur la vie quotidienne d’un enfant sans recours auprès de parents trop lointains ou trop absorbés, développe la fuite dans l’imaginaire hallucinatoire et l’hébétude. La culpabilité associée expérimentalement (par la punition) à la découverte du sexe à 4 ans, ou aux émois érotiques provoqués par la mère à 5 ans, engendre l’inhibition des conduites sexuelles ultérieures normales. L’échec de la socialisation à la période sensible (humiliation et rejet par les condisciples dans la première école par exemple) engendre la méfiance et l’agressivité dans toute relation humaine ultérieure.

Ainsi, des attitudes naissent, se renforcent, s’organisent entre elles par l’effet de l’expérience, et la vie affective se structure autour de ce que l’on pourrait appeler des certitudes vécues dont la plupart sont fantasmatiques, c’est-à-dire dues à des impressions archaïques fixées et inconscientes, déterminant des réactions émotionnelles types et des comportements chroniques. Certaines expériences affectives très anciennes sont ainsi devenues des prototypes d’impressions-comportements modifiant la perception du réel actuel, perturbant plus ou moins gravement l’adaptation et imposant leurs leitmotive à toute la vie affective.

On appelle « complexe » l’organisation d’un ensemble d’impressions et d’automatismes réactionnels autour des traces d’expériences archaïques, cette organisation tendant à régir la vie affective. Le complexe ne peut que s’alimenter lui-même et se renforcer (s’il n’est pas traité par la psychothérapie), car il crée des situations qui le confirment.


Rapports du développement de l’affectivité avec les autres développements et les autres aspects de la personnalité

Selon Piaget, l’affectivité ne crée pas de structures, les sentiments ne s’organisent pas d’eux-mêmes. La vie affective ne s’organise qu’en s’intellectualisant ; c’est le développement de l’intelligence, à chacun de ses stades, qui détermine les formes successives de l’affectivité ; celle-ci, « énergétique de la conduite », fournit l’élan moteur, mais le modelage effectif des conduites viendrait des fonctions cognitives (perception, intelligence, jugement). Selon cette conception, il y aurait donc un parallélisme étroit entre le développement affectif et le développement de la connaissance, pour la bonne raison que celui-ci façonne (met en forme), à chaque stade, celui-là. Par exemple, les tendances instinctives et les émotions primitives ne donnent naissance aux affects « agréables-désagréables » que lorsque la différenciation perceptive est devenue possible au stade sensori-moteur. De même, c’est la décentration, créatrice des opérations intellectuelles concrètes, qui, ouvrant l’égocentrisme enfantin, crée du même coup les moules des sentiments sociaux ; c’est enfin au stade des opérations intellectuelles formelles (aperception des principes de la logique et des règles) que peuvent se développer les sentiments socio-moraux et s’organiser la vie affective personnelle. La théorie de Piaget accorde une grande place à l’influence de la constitution progressive de l’objet et de la norme (progrès de la connaissance du réel) sur les voies et les formes d’expression de l’affectivité. Fondée sur l’analyse du développement du jugement, cette théorie explique bien la formation des sentiments moraux, tributaires de la connaissance des normes, mais le vécu quotidien lui échappe, de même que l’explication des « ratés » du cheminement normal. La relation est vécue avant d’être pensée, les valeurs affectives existent avant les objets, les modalités émotionnelles de la perception-réaction sont chronologiquement antérieures à l’activité intellectuelle. D’autres psychologues de l’enfance ont soutenu de manière convaincante que le mode d’existence de l’enfant avant six ans était entièrement affectif et que, à la fin de cette période, les principales formes de l’affectivité du futur adulte étaient stabilisées. À certains égards, et malgré la contradiction des termes, on peut dire qu’il y a une « connaissance affective » capable de favoriser, mais aussi d’entraver la connaissance intellectuelle. Le développement normal de l’intelligence (objectivation du monde, puis perception des rapports des objets entre eux) ne se fait que si la relation affective antérieure est normale, car celle-ci constitue le socle (sécurité, réalité du réel, intérêt pour le monde extérieur, possibilité affective de la décentration) sur lequel se construit la connaissance rationnelle. On a constaté que des blocages affectifs, des obsessions, des régressions, des états dépressifs, chez les jeunes enfants (aussi bien que chez les adultes), provoquaient une inhibition intellectuelle ; ainsi les « faux débiles » sont les enfants chez qui le retard intellectuel est uniquement dû à des perturbations affectives.