Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

broderie (suite)

Les monastères s’attachèrent rapidement à produire des travaux de plus en plus savants. Ils adoptèrent un procédé nouveau qui consiste non plus à traverser le tissu de fond pour reparaître en points juxtaposés, mais à fixer à plat sur le fond des fils de soie colorés maintenus par une ligature qui, elle, traverse l’étoffe. On peut dater cette innovation du ixe s. : du moins les ouvrages fameux que se partagent les cathédrales de Ravenne, de Chartres, de Sens, de Bamberg, d’Aschaffenburg sont-ils de cette époque. Au musée de Cluny, à Paris, figure une pièce du xiiie s., reste des ornements sacerdotaux de l’ancien monastère de Vergy, précieuse en ce qu’elle présente les portraits des donateurs de ces ornements, le comte Manassès et la comtesse Hermengarde, dans un style qui perpétue celui des barbaricaires du ixe s. Le Vatican conserve, lui, la dalmatique du pape Léon VII (936-939). Son tissu bleu sombre est brodé de fils d’argent et d’or, dont c’est là l’une des plus anciennes applications ; elle atteste un progrès technique notable : en effet, le fil de métal est fragile et il faut le fixer sur le tissu par des fils de soie. La broderie n’est plus couchée, mais rentrée ou retirée. Si le barbaricaire met en œuvre des fils de soie de diverses couleurs, le point est dit gaufré, ombré ou satiné. Les agence-t-il avec une irrégularité calculée, la soie unie à l’or prend une tonalité qu’on dit nuancée ou nuée. La broderie, comme tous les travaux d’art, s’exécutait, à cette haute époque, dans les monastères. Il advenait bien que des dames y prissent intérêt ; ainsi, l’épouse d’Hugues Capet fit-elle broder les chasubles destinées aux abbés de Tours et de Saint-Denis. Mais c’est dans un couvent que fut exécutée la célèbre toile brodée dite « de la reine Mathilde », conservée intacte au musée de Bayeux. Bientôt, l’époque romane, qui fera de la broderie l’un de ses métiers favoris, emploiera la soie pour les fonds et le fil d’or pour le décor. Le style en reste byzantin, à l’exemple des beaux tissus d’Orient. On ne peut, toutefois, laisser de remarquer la volonté de réalisme qui fait de la tenture de Bayeux une œuvre doublement essentielle.

Au milieu du xiie s., la société laïque, à tous ses degrés, donne brusquement une vaste clientèle aux beaux métiers, à ceux du textile en particulier. Mais les artisans profanes n’ont plus sous les yeux les exemples conservés dans les couvents ; ils se tournent vers la nature et se forment un répertoire d’images nouvelles, témoin, à travers l’Europe, l’antependium de Rupertsberg (musée du Cinquantenaire de Bruxelles) ou le parement d’autel dit « de Malines », décoré de scènes de la vie des saints Marc et Jean (musée de Cluny). Leur exécution relève encore de la technique ancienne du point couché, mais le style dénote un renouvellement fondamental.

L’art du brodeur s’était dès lors généralisé. L’Angleterre expose au Victoria and Albert Museum une chape de Syon en lin, brodée de chevrons et de « bâtons rompus » d’or et d’argent ; on en trouve des répliques à Bologne et à Saint-Bertrand-de-Comminges. L’Italie paraît n’avoir constitué ses ateliers de brodeurs qu’au cours du trecento, mais, d’emblée, ceux-ci se situèrent au niveau des maîtres qui rénovaient alors les arts. Le plus ancien ouvrage qu’on connaisse d’eux, le gonfanon de Florence, à quatre figures brodées de fils d’argent, exécuté en 1361 et conservé à Torcello, présente une singularité : les visages des figures emblématiques sont peints. Le xve s. est brillamment représenté, à Florence, par la Vie de saint Jean-Baptiste, du dessin d’Antonio Pollaiolo (Museo dell’Opera del duomo). Le xvie s. l’est, au musée de Cluny, par une Adoration du Veau d’or d’après Raphaël, travail exécuté pour François Ier.

Tout autre est la formule espagnole. Restée longtemps sous la domination maure, l’Espagne médiévale exécute ses broderies par applications soit de plages de velours sur des fonds de satin, soit de feuilles d’or ourlées de perles, ou de paillettes de métal poli : or, argent, voire acier. Puis l’Espagne imite l’Italie. Les Flandres, dès le xiiie s., ont produit des broderies dont le style sera bientôt réglé par l’école de Jan Van Eyck.

La France, enfin, pratique l’art des barbaricaires en commençant par un procédé rudimentaire, imité de l’Espagne, l’application du décor sur le fond à l’aide de points de couture ou par collage (aumônière du trésor de Troyes, représentant un Sarrasin immolant un lion à la reine Eléonore d’Aquitaine). C’est au xve s. que l’art du brodeur s’épanouit en France, notamment dans les ateliers que Charles VII et Louis XI fondent à la Cour. Sous Henri III, on imagine un procédé nouveau, la broderie en relief, dont la technique consiste à entourer du fil de soie ou de métal précieux un léger bourrage dessinant le décor. Le titre du praticien change : le barbaricaire devient récamier. De ce métier, la France possède un prestigieux monument, la tenture de Beaugency (première moitié du xviie s.), évoquant les quatre parties du monde et des sacrifices païens. Le luxe des broderies d’or et d’argent atteint un tel excès que la Couronne tente de le modérer en en limitant l’emploi dans le vêtement civil, tant féminin que masculin. Mais Louis XIV, suivi par toute la Cour, dédaignera ces préoccupations d’économistes. De ses propres commandes, il occupera tout un atelier dont les chefs sont connus par le Livre des peintres de Michel de Marolles.

Fils de brodeur, lui-même brodeur du roi et se qualifiant « premier de son état », Charles Germain de Saint-Aubin (1721-1786), frère du grand dessinateur, publiera en 1770, aux dépens de l’Académie des sciences, un traité de l’Art du brodeur, somme des connaissances du métier. Il semble que cette publication ait ranimé, dans le costume et dans l’ameublement, une mode qu’éclipsait depuis le milieu du xviiie s. celle des tissus brochés. Camille Pernon tisse à Lyon les admirables brocarts de Philippe de La Salle (1723-1804), souvent rebrodés. L’Empire stimule ce réveil par de larges commandes : aucune époque, pas même le xviie s., n’a porté des vêtements si chargés de broderies. Le xixe s. réservera l’usage de la broderie aux ornements d’église ainsi qu’aux uniformes de cérémonie laïques. Mais leur décor est réglé par un rituel, et l’originalité n’y a plus part.

G. J.