Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Brecht (Bertolt) (suite)

L’homme est pris dans un réseau non de fatalités naturelles, mais de rapports sociaux. Il est vulnérable, parce que transformable à volonté. Créateur et produit, il vit ou meurt de ses contradictions. Agissez sur un rouage, tirez une ficelle et vous obtenez un autre homme.
[...] On peut faire tout ce qu’on veut d’un homme.
Le démonter, le remonter comme une mécanique
Sans qu’il y perde rien, c’est magnifique !
s’extasie la veuve Begbick d’Homme pour homme : le mitrailleur Jeraiah Jip perd une touffe de cheveux et devient un dieu tibétain ; le débardeur Galy Gay sort pour acheter un poisson et se retrouve à la tête de l’armée britannique donnant l’assaut à la forteresse de Sir el Dchowr. Déshabillage, rhabillage. Démontage, remontage. Prenez garde à l’habit que vous endossez : il fait l’homme ! Un homme vaut un homme, pense Galy Gay. Imposteur et opportuniste, habile à supporter toutes choses, le pauvre commissionnaire accepte sa propre mort, en qui il voit une « affaire ». Brecht vient de prendre conscience de l’aliénation et d’effectuer sa révolution copernicienne : « L’homme n’est rien du tout. La science moderne a prouvé que tout est relatif. [...] L’homme est bien au centre, mais relativement. »


Le regard neuf qu’il avait jeté sur la nature, l’homme ne l’a pas porté sur la société

La société moderne proclame avec la même vigueur la malléabilité du monde et l’immuabilité de la nature humaine. Brecht voit dans cette incohérence la source des difficultés et des injustices du système social et économique contemporain, ainsi que la matière même du nouveau théâtre de l’ère scientifique. Prenant appui sur le monde réel (un événement actuel ou un fait passé qui éveille une résonance dans la conscience de l’homme d’aujourd’hui), le théâtre peut donner une image de la vie sociale qui permette de la transformer. La représentation dramatique est ainsi conçue comme un modèle opératoire du monde. Brecht rompt avec la conception aristotélicienne de la tragédie (la catharsis, la purification par la terreur et la pitié) et avec le but que Hegel assigne au drame (« [...] le conflit, le principal, celui autour duquel tourne l’œuvre, doit trouver dans la conclusion de celle-ci son apaisement définitif »). Le théâtre traditionnel donne une image erronée de la vie. Il divertit, c’est-à-dire qu’il détourne le spectateur de la réalité humaine de son temps : les grands conflits sociaux. Il n’est plus guère qu’« une branche du trafic bourgeois de la drogue ». Le public est convié soit à s’identifier aux héros classiques et romantiques, à « profiter en parasite des purgations de Sophocle, des immolations de Racine... », soit à accepter la description « objective » d’un phénomène psychologique ou historique. Dans les deux cas, le public joue un rôle passif. La salle est tout entière dominée par la scène. Brecht, au contraire, veut inviter le spectateur à voir dans le conflit représenté non un événement symbolique, mais une réalité vivante, à laquelle il doit participer par une attitude critique, cette attitude qu’il a spontanément devant la nature, considérant un fleuve pour en régulariser le cours, un arbre pour le greffer.


Un ensemble de réformes tendant à « littérariser » le théâtre

Si les principes de la nouvelle dramaturgie ont été, pour Brecht, assez rapidement fixés, ses techniques dramatiques ont connu, en revanche, une remarquable évolution. Et plus qu’en découvertes de procédés scéniques ou littéraires, celle-ci consiste en de nouvelles dispositions d’éléments épars, mais présents dès ses premières pièces.

Le premier réflexe de Brecht est d’user de son arme favorite, la parodie. Voulant faire le procès du théâtre « culinaire », il choisit sa forme extrême et compose un opéra. L’adaptation de l’Opéra du gueux de John Gay fournit à Brecht le prétexte d’un exposé critique de ce que le spectateur désire voir de la vie sur un théâtre. Or, le public bourgeois fit un triomphe à l’Opéra de quat’ sous : début d’une série de malentendus qui se poursuivra tout au long de la carrière de Brecht. Ou il est refusé comme un nihiliste, condamné comme un auteur à scandale, ou il est applaudi comme un poète (ainsi Pabst, dans son film pour la société Nero, transforme en élégie la satire sociale). « Je suis, écrira Brecht à un comédien, dans l’état d’esprit d’un mathématicien à qui l’on assurerait : je suis d’accord avec vous, deux et deux font cinq. » Il est vrai que son personnage même étonne et irrite : tantôt précieux et négligent, un cigare à la bouche, tantôt jouant au rustre provincial, exagérant son accent souabe. L’Opéra de quat’ sous est la première entreprise délibérée de « littérarisation » du théâtre ; mais le mélange d’éléments formels (structure classique de l’opéra, scènes, airs et récitatifs) et d’éléments formulés (l’introduction dans le déroulement de la pièce de panneaux sur lesquels les titres des scènes sont projetés ; la rigoureuse séparation des trois plans : diction naturelle, déclamation, chant) s’y effectue avec trop d’élégance. Brecht reconnaît son erreur et, sans abandonner son projet initial (« Même si l’on se proposait de mettre en discussion le principe de l’opéra, il faudrait faire un opéra »), entreprend de se corriger : avec Mahagonny, qui provoque un approfondissement de sa réflexion esthétique et un essai de définition du théâtre « épique », il choisit la violence, la caricature. Le tumulte qui accueille la première à Leipzig lui apprend qu’on ne peut respecter ses règles et transformer le théâtre bourgeois.


« Je n’écris pas pour la racaille qui ne recherche que l’émotion »

Brecht avait pensé exercer une action sur le public. Il se rend compte que tout son effort doit porter sur la structure même du théâtre. Mais, comme il l’affirmait dans le supplément littéraire de la Frankfurter Zeitung du 27 novembre 1927, « la transformation totale du théâtre ne doit pas être l’œuvre d’un caprice d’artiste, mais simplement correspondre à la totale transformation spirituelle que connaît notre époque ». Tirant la leçon de son échec, Brecht rejette les quatre éléments fondamentaux du théâtre traditionnel : la structure de la pièce, les acteurs, le public, le circuit habituel de distribution des salles de spectacle. Son théâtre, qui s’adresse à la raison, Brecht va l’expérimenter dans les écoles, les unions de jeunes, les associations ouvrières, grâce à des comédiens non professionnels. Usant principalement des possibilités des chorales ouvrières, il crée une forme théâtrale et musicale qui permet, par l’emploi des chœurs, la participation active du public à l’action : c’est le Lehrstück, la « pièce didactique ». Brecht s’inspire des pièces édifiantes jouées dans les collèges de jésuites de la Contre-Réforme, du théâtre classique espagnol et du nō japonais. Mais il joint à l’usage de formes éprouvées la pratique de techniques nouvelles : recherches musicales (il obtient la collaboration d’Hindemith pour le Vol des Lindberghs et l’Importance d’être d’accord), possibilités offertes par les moyens de diffusion tels que le cinéma et la radio.