Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Brâncuşi (Constantin) (suite)

Naissance de la sculpture moderne

Une Tête de jeune fille, de 1905, le montre en pleine possession du métier : si la grâce vient de Mercié, le frémissement et l’absence de fignolage viennent de Rodin*, qui est alors l’avant-garde. Mais Brâncuşi, qui a refusé de travailler avec Rodin, sent qu’il lui faut aller plus avant. Pendant quelque temps, il paraît tenté par la formule raffinée d’élongation des corps et de stylisation des traits dont l’initiateur est Elie Nadelman (1882?-1946), formule qui va séduire également Wilhelm Lehmbruck (1881-1919) et Amedeo Modigliani* (qui devient le voisin et l’ami de Brâncuşi, installé rue du Montparnasse à partir de 1907). Il n’est pas exclu d’ailleurs que procède de cette formule la réduction progressive à l’ovoïde pur des visages de la Muse endormie (à partir de 1908). L’effort de Brâncuşi pour se dégager du maniérisme à la Nadelman est très sensible dans les diverses variantes (1912 à 1933) de Mademoiselle Pogany.

Quoi qu’il en soit, c’est de 1910 qu’il faut dater la naissance effective de la sculpture moderne avec d’une part la Muse endormie, d’autre part le Baiser. La deuxième œuvre, issue elle aussi de recherches entreprises en 1908, participe cependant d’une veine plus archaïque, comme dans certaines sculptures romanes ou primitives où le bloc de pierre semble avoir déterminé la forme sculptée. Bien que le principe de simplification des volumes et des lignes soit le même que celui qui inspire le traitement de la Muse endormie, sans nul doute les deux adolescents embrassés et presque identiques du Baiser participent d’une émotion infiniment plus violente, plus sensuelle et plus fruste, de même nature que celle qui inspirera ensuite la plupart des sculptures en bois. Il faudrait donc distinguer, dès cet instant, une direction plus esthétique et plus symbolique d’une autre, plus magique et plus expressive.


L’œuf primordial

La première est relativement aisée à cerner. Elle vise, des formes naturelles, à extraire l’essentiel, l’« essence des choses » dit Brâncuşi. On mesure ici la distance qui sépare Brâncuşi d’un François Pompon (1855-1933) : là où le second schématise la « surface extérieure des choses », le premier tente de saisir leur âme. C’est aussi ce qui empêche les œuvres de cette veine, chez Brâncuşi, d’être de simples objets décoratifs : une légère indication ou, au contraire, l’intensité même de la réduction formelle suffisent à trahir l’émotion, à perturber la seule contemplation esthétique, à réintroduire autour de la forme dépouillée le halo d’idées et de sentiments qui ont présidé à son apparition. La taille directe, dans le bois ou le marbre, contribue également à défendre les sculptures de Brâncuşi de l’appauvrissement affectif. Les bronzes eux-mêmes ne proviennent pas du modelage, mais sont moulés d’après les marbres ; ensuite, ils sont longuement polis et repolis, la manière dont la lumière joue à leur surface (et dont ils réfléchissent ce qui les entoure) étant l’objet d’une attention particulière.

En dehors des variations sur le buste féminin, qui culminent avec la Princesse X (1916) dont la forme phallique fit scandale au Salon des Indépendants de 1920, l’œuf et la forme fuselée de l’oiseau ou du poisson l’emportent. Mais, spirituellement parlant, le désir de fixer le vol de l’oiseau inspire en premier lieu Brâncuşi. Vol à signification mystique comme le prouvent les nombreuses versions de la Maiastra (oiseau légendaire du folklore roumain) ou de l’Oiseau dans l’espace, que l’artiste commentait superbement en ces termes : « Projet d’un oiseau qui, agrandi, va remplir le ciel. »


Les êtres mythiques

C’est pourtant l’Oiseau dans l’espace que les douanes new-yorkaises refusèrent de considérer comme une œuvre d’art, en 1926, au moment où allait s’ouvrir la première exposition importante de Brâncuşi, à la Brummer Gallery. Le procès retentissant, où s’affrontèrent partisans et adversaires de l’art moderne, se termina en 1928 à l’avantage du sculpteur.

Depuis 1914, celui-ci avait, d’autre part, taillé dans le bois, vraisemblablement sous l’influence conjuguée de l’art populaire roumain et de l’art africain, une série d’œuvres d’allure à la fois plus grossière et plus tumultueuse que celles de marbre et de bronze. Du Fils prodigue (1914) jusqu’à l’Esprit du Bouddha (1937), il s’agit beaucoup plus de créatures mystérieuses, voire fantastiques, que de symboles spirituels. Aussi n’a-t-on aucune peine à croire, comme cela semble aujourd’hui établi, que Brâncuşi ait détruit plusieurs œuvres qu’il avait exécutées dans le même esprit, par crainte de leur « charge » magique. En effet, les peurs ancestrales, la hantise de l’invisible, le frisson du sacré inspirent directement des sculptures comme la Sorcière (1916), la Chimère (1918), Adam et Eve (1921).

La conciliation des deux veines s’opère dans la direction mystique, marquée par un rythme obsédant, vraisemblablement orienté vers l’éternel, tel qu’il se manifeste dans les thèmes du Coq saluant le soleil et de la Colonne sans fin. C’est en 1938 que Brâncuşi eut la chance de renouer symboliquement avec la terre de ses ancêtres, le président du Conseil roumain l’ayant invité à installer à Tîrgu-Jiu la Colonne sans fin (30 m de hauteur, en acier), la Porte du baiser et la Table du silence. Il semblerait qu’après avoir en quelque sorte bouclé la boucle Brâncuşi, conscient que sa tâche était accomplie, n’avait plus qu’à attendre la mort.

De fait, passé cette date, alors qu’il reprenait sans cesse ses autres thèmes dans l’atelier de l’impasse Ronsin, où il s’était installé en 1925 (et que, par testament, il légua au musée national d’Art moderne de Paris à condition qu’il y soit reconstitué fidèlement), la seule forme nouvelle qu’il ait produite est celle de la Tortue (1941-1943), par laquelle, rapporte David Lewis, « il voulait montrer que la plus modeste et la plus humble des créatures est capable de trouver son chemin vers Dieu ».

J. P.

 D. Lewis, Constantin Brâncuşi (Londres, 1957). / C. Zervos, Constantin Brâncuşi (Cahiers d’art, 1957). / C. Giédon-Welcker, Constantin Brâncuşi (Éd. du Griffon, Neuchâtel, 1957). / I. Jianou, Brâncuşi (Arted, 1963).