Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

bourgeoisie (suite)

En affirmant que la liberté économique est le gage du progrès, que l’initiative individuelle combinée avec les principes du libre profit et de la libre concurrence doivent amener une amélioration constante des moyens de production et un accroissement continu tant en qualité qu’en quantité des richesses, donc une élévation du niveau de vie de l’humanité, en prétendant ne considérer l’État que comme un arbitre — destiné seulement à garantir l’application des contrats entre volontés individuelles libres — et comme un gestionnaire des affaires communes, la bourgeoisie se donne la sociologie de la bourgeoisie liberté effective de contrôler la société tout entière, à tous ses niveaux, de l’activité économique jusqu’à la vie privée en passant par le pouvoir politique.

La bourgeoisie comme classe sociale chez Karl Marx

La bourgeoisie institue ainsi un ordre qui protège ses intérêts de classe en confondant homme et bourgeois, faisant comme si tout le monde était bourgeois. C’est ce qu’affirme Karl Marx, qui, analysant le caractère « révolutionnaire » de la bourgeoisie, écrit dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel : « Cette classe émancipe la société tout entière mais uniquement dans l’hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu’elle possède donc ou puisse procurer à sa convenance par exemple l’argent ou la culture. »

À l’essor de la bourgeoisie aux xviiie et xixe s. font pendant la constitution et le développement d’une autre classe : le prolétariat.

Marx, qui définit la bourgeoisie comme la classe détentrice des moyens de production dans la société industrielle capitaliste, décrit ce qu’on pourrait appeler la « personnalité de base » du bourgeois en tant qu’en lui se reflète la duplicité d’un système où « dans les mêmes rapports dans lesquels se produit la richesse, la misère se produit aussi [...]. Ces rapports sociaux (bourgeois) ne produisent la richesse bourgeoise, c’est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu’en anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat croissant » (Misère de la philosophie). On retrouve les traits d’une telle description du « bourgeois » dans toute une littérature indépendante du marxisme et peut-être même dans toute la littérature du xixe s. Ainsi en est-il, entre autres, de Balzac, de Flaubert, de Barrés et, plus près de nous, de P. Claudel (l’Otage).

En premier lieu, le bourgeois est hypocrite. C’est là la manifestation psychique de son inauthenticité sociale. Il essaie de tourner l’ordre qu’en tant que classe et pour défendre ses intérêts la bourgeoisie a institué. Et Marx précise, dans l’Idéologie allemande : « C’est ainsi que le bourgeois débauché tourne le mariage et commet l’adultère en cachette ; le commerçant tourne l’institution de la propriété en faisant perdre à autrui sa propriété ; le jeune bourgeois se rend indépendant de sa propre famille quand il le peut et dissout pratiquement la famille à son profit ; mais le mariage, la propriété, la famille restent intacts en théorie, parce qu’ils sont en pratique les fondements sur lesquels la bourgeoisie a édifié sa domination. »

Les mêmes contradictions du système capitaliste, qui, selon Marx, obligent le bourgeois à affirmer l’universalité des principes pour chercher à les accommoder dans sa vie privée, l’obligent aussi à être à la fois avaricieux et prodigue. L’avarice est à l’origine même de la bourgeoisie comme classe, puisque, « à l’origine de la production capitaliste — et cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu —, l’avarice et l’envie de s’enrichir l’emportent exclusivement » (le Capital, livre I). Mais, inversement, la prodigalité est une nécessité du statut bourgeois, qui doit faire étalage de richesses pour obtenir du crédit. Dès lors, « le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital » (le Capital, livre I).

Agent fanatique de l’accumulation, le bourgeois ne sait pas vivre et ne voit jamais dans une chose la jouissance qu’elle contient, mais sa valeur d’échange. La réalité grise de la bourgeoisie suscite un imaginaire qui la compense et la conteste ; des romantiques exaltés regrettent la « vraie vie absente ». Cette réalité grise, Marx la décrit avec une violence elle aussi romantique : « Accumulez, accumulez ! c’est la loi et les prophètes ! Épargnez, épargnez toujours, c’est-à-dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie de la plus-value et du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la classe bourgeoise. Elle ne s’est pas fait un instant illusion sur les douleurs d’enfantement de la richesse : mais à quoi bon les jérémiades qui ne changent rien aux fatalités historiques ? À ce point de vue, si le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n’est qu’une machine à capitaliser cette plus-value » (le Capital).

Il paraît intéressant de mettre en parallèle ces notes psychosociologiques de K. Marx avec les analyses célèbres de Max Weber dans son étude l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905 ; trad. fr., 1964). Alors que Marx déduit du système économique la personnalité des agents sociaux qui, constitués par ce système même, le font fonctionner, Max Weber cherche à comprendre quel système de valeurs, quel visage de la liberté de l’homme, quel type de personnalité ont rendu possible — dans leur rencontre avec les faits objectifs — le capitalisme industriel. Marx part du capitalisme pour comprendre le bourgeois ; d’une certaine façon, Weber part du bourgeois pour comprendre le capitalisme. Mais, dans des tons différents, les deux « portraits » se recoupent, et la réalité psychologique de la bourgeoisie du xixe s. apparaît. Peut-être peut-on ajouter que Max Weber donne l’analyse du vécu idéologique de la bourgeoisie se mystifiant elle-même, le portrait qu’à elle-même elle se donne pour légitimer sa pratique.