Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

bourgeoisie (suite)

Car, il faut y insister, la période de grande expansion des villes coïncide absolument avec le plein épanouissement de la civilisation féodale. Ces villes neuves qui se multiplient sur notre sol sont contemporaines des châteaux*, qui s’y multiplient également. Les créations s’espacent vers le milieu du xiiie s. : Aigues-Mortes, surgie des sables et des marais au moment où l’on perçoit les premiers signes de déclin de la société féodale elle-même, sera l’une des dernières.

À la fin du xiiie s., le sens du mot bourgeois a déjà quelque peu évolué ; il désigne alors généralement celui qui, dans la ville, possède certains droits liés à une propriété, un immeuble. On constate quelque déséquilibre entre les fortunes ; parmi les habitants, il y a les « gras » et aussi les « maigres », les « menus ». On distingue aussi les premières formes des malaises sociaux : l’administration des finances et de la justice dans certaines cités, notamment les cités industrielles du nord de la France, comme en Flandre* et en Italie, se trouve, par le jeu des élections et de la cooptation, entre les mains d’oligarchies bourgeoises ; les règlements des métiers prévoyaient et empêchaient dans une large mesure les tentatives d’accaparement de matières premières ou de main-d’œuvre ; les lois de l’Église, d’autre part, combattaient le prêt à intérêt et demeuraient peu favorables au commerçant proprement dit, celui qui n’achète que pour revendre.

Certains bourgeois, cependant, ont pu réaliser des bénéfices assez importants pour que leur fortune tranche nettement sur celle des autres habitants de la cité. Le cas historique le mieux connu est celui de Jean Boinebroke, drapier (marchand de drap) qui possède plusieurs maisons tant à Douai qu’en la campagne environnante ; échevin de sa cité pendant près de quarante ans (1243-1280), il contrôle l’administration et les finances de la ville à son bénéfice et au détriment des petites gens, réduits à sa merci. Si le travail reste alors disséminé en petits ateliers, si le travailleur reste propriétaire de ses moyens de production, il n’échappe pas au pouvoir de commerçants capitalistes comme Jean Boinebroke.

Ces disproportions dans l’état social se manifestent surtout dans les cités industrielles et aboutiront en Flandre à une véritable guerre sociale. La bataille de Courtrai, en 1302, se livre entre le peuple des « angles bleus » tisserands et teinturiers contre les commerçants de la draperie, soutenus par les armées de Philippe le Bel. De la même époque date d’ailleurs la décadence des foires de Champagne*, qui étaient le nœud des circuits commerciaux durant la période proprement féodale, période où fleurit le grand commerce alimenté par les marchés du proche ou même du lointain Orient ; une mutation se produit dans l’activité même du commerçant, qui, jusqu’alors, voyageait en personne pour aller se procurer les denrées nécessaires à son commerce et qui, désormais, se fixe, devient un sédentaire et se contente d’avoir dans les grandes places commerciales des agents, acheteurs pour son compte.

On constate aussi, à l’extrême fin du xiiie s., qu’en France surtout la bourgeoisie s’est différenciée. « En France a tout plein d’avocats », constate un contemporain (Geoffroy de Paris). Le fils du commerçant étudie le droit ; ce développement des études du droit en France correspond à celui du calcul et des moyens de comptabilité commerciale en Italie ; c’est pourtant à la source italienne que l’on puise, et notamment au droit romain, celui de l’État urbain centralisé convenant mieux aux besoins des commerçants que les coutumes, qui se ressentent toujours de leur origine terrienne et domaniale. Dans ce droit romain, les conseillers de Philippe le Bel, tous issus de la bourgeoisie et qui se font donner le titre de « chevallier ès lois » — Guillaume de Nogaret, Guillaume de Plaisians, Pierre Flote, etc. —, redécouvrent la notion d’un État centralisé dans lequel fait loi la volonté du prince.

La période qui suit — celle à laquelle devrait être réservée l’appellation de Moyen Âge, puisque c’est, dans toute la force du terme, une période de transition — est marquée par les guerres entre France et Angleterre, par les grandes famines (1315-1317) et par les épidémies (peste noire de 1348) qui secouent l’Occident et exercent de profonds ravages. La puissance de la bourgeoisie s’y révélera en la personne d’Etienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, qui, entre 1356 et 1358, tente d’imposer au souverain le principe d’assemblées périodiques fixant la taille. Son programme financier manifeste clairement le souci de préserver les fortunes bourgeoises : les revenus de moins de 10 livres seront taxés à 10 p. 100 ; ceux qui sont compris entre 10 et 1 000 livres seront taxés à 2,20 p. 100 ; enfin, ceux de plus de 5 000 livres, s’ils sont nobles, mais de 1 000 livres, s’ils ne sont pas nobles, seront totalement exemptés d’impôts. Etienne Marcel mourra dans une insurrection populaire qui tournera au bénéfice du Dauphin, représentant le roi alors prisonnier.

Ce pouvoir royal lui-même sera près d’être mis en échec par une féodalité nouvelle, celle des princes du sang, au début du xve s., à la faveur de la folie de Charles VI. La bourgeoisie jouera pourtant un certain rôle dans les événements en secondant les efforts des ducs de Bourgogne Jean sans Peur, puis Philippe le Bon ; il s’agit notamment de la bourgeoisie des métiers avec la Grande Boucherie parisienne, propriétaire des étaux, qu’elle loue à des salariés, et aussi celle des universitaires parisiens, qui se sont dans l’ensemble ralliés à l’envahisseur, le roi d’Angleterre. C’est, en effet, l’époque où à la guerre civile s’ajoute l’invasion étrangère, marquée par la défaite d’Azincourt et l’occupation non seulement de Paris, mais de toute la moitié nord de la France jusqu’à la Loire.

Lorsqu’un ordre nouveau se sera institué à la suite des victoires de Jeanne d’Arc, deux pouvoirs se dégageront aux alentours de 1450 : celui du souverain et celui de la bourgeoisie. Pour la première fois, le souverain dispose des deux organes essentiels à la puissance souveraine, l’armée permanente et l’impôt permanent, et cela à la suite des ordonnances qui réglementent, entre 1445 et 1448, le recrutement et l’équipement des gens d’armes, et à la suite de celles qui, entre 1443 et 1460, instituent la taille annuelle et régulière ainsi que les aides et la gabelle, ou impôts indirects. C’est, étendu à l’ensemble du royaume, le même système d’impôts que la bourgeoisie elle-même a institué dans les villes. L’état général des finances, soit le budget de la nation, est dressé pour la première fois en 1450 ; assez curieusement, on peut noter que, vers la même date, en 1447, l’étalon-or est introduit sous l’influence des banquiers génois. Enfin, autre instrument de la puissance souveraine, le parlement de Paris est réorganisé en 1454 ; il exercera, par rapport aux parlements érigés ou maintenus en province, une sorte d’autorité supérieure d’appel et de contrôle. À ses côtés, la Chambre des comptes et la Cour des aides, qui, jusqu’alors, n’avaient d’autre ressort que le domaine royal, voient leur compétence étendue à l’ensemble du royaume.