Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Bounine (Ivan Alekseïevitch)

Écrivain russe (Voronej 1870 - Paris 1953).


Bounine fut le premier écrivain russe à recevoir le prix Nobel de littérature (1933). D’aucuns s’étonnèrent alors que l’Académie suédoise ne lui ait pas préféré Gorki ou Merejkovski, plus connus à l’étranger. En fait, s’il s’agissait de désigner, parmi les écrivains russes, le plus parfait artiste, elle ne pouvait mieux fixer son choix. Peintre de nature et portraitiste, chantre des sentiments et des sensations, styliste s’exerçant avec prédilection dans des compositions de peu d’étendue (conte, esquisse, récit ou nouvelle), Bounine est assez justement évoqué parfois comme une sorte de Maupassant russe.

Le père de Bounine, gentilhomme campagnard ruiné, possédait dans le gouvernement d’Orel une dernière propriété. C’est là que se passèrent l’enfance et la jeunesse du futur écrivain. Durant les longues soirées d’hiver, l’enfant découvre avec sa mère la poésie de Pouchkine. Celle-ci s’intègre à son univers, devient une authentique parcelle de sa vie, et c’est sous son signe que Bounine débute dans la carrière militaire. Après le Tombeau de Nadson, pièce parue dans un périodique dès 1887, il publie en 1891 un premier recueil de poésie et en 1901, le plus célèbre de tous, la Chute des feuilles. Par leur forme et par leur inspiration, les vers de Bounine resteront toujours tributaires de ceux de Pouchkine. Après lui, il dit le caractère unique des impressions et des sensations qui naissent en présence de l’éternel renouvellement de la vie. Ce sentiment de la nature est très sensible également dans ses premiers récits, où il s’associe aux tableaux, teintés de regret, de la vie patriarcale, qui disparaît avec l’appauvrissement de la noblesse terrienne et devant les progrès de l’industrialisation.

Bien avant d’en aborder la lecture, Bounine subit aussi le rayonnement de Tolstoï. Son père avait connu ce dernier et racontait avoir joué aux cartes avec lui dans Sebastopol assiégée. Obsédé par le désir de rencontrer Tolstoï, Bounine fréquente ses adeptes, devient lui-même « tolstoïen », et un membre de la confrérie l’introduit, un jour de janvier 1894, à Moscou, auprès du Maître. Son admiration pour lui ne faiblira pas. Tous ses écrits en prose sont des variations sur les thèmes tolstoïens de la vie et de la mort. Plus tard, durant les années d’émigration, Bounine composera un ouvrage consacré aux derniers jours de Tolstoï (la Délivrance de Tolstoï, 1932), longue méditation sur la vie du patriarche d’Iasnaïa Poliana à la lumière de ses derniers moments.

Héritier du classicisme russe, il s’est défendu de toute appartenance aux courants littéraires de son temps. Son opposition à l’esthétique « décadente » le rapproche cependant du groupe des néo-réalistes qui se réunissaient le mercredi à Moscou, à partir de 1899, chez Leonid Andreiev ou chez Nikolaï D. Telechov. Il y rencontre des écrivains comme Veressaïev, Serafimovitch et Gorki, avec qui il reste en relation jusqu’en 1917. Celui-ci l’invite à collaborer aux recueils de la coopérative d’édition « Savoir » publiés sous sa direction (de 1904 à 1913, prose ou vers, Bounine figure presque dans chaque numéro) et influe sur l’orientation de ses projets littéraires aux alentours de 1910. Bounine, en effet, à la suite de voyages en Orient et en Asie Mineure, était alors attiré par les sujets exotiques, comme en témoignent les esquisses et les poèmes qui composent son recueil le Temple du soleil (1909). C’est sur le conseil de Gorki qu’il revient, avec un cycle de récits dont le Village (1910) et Valsèche (1911) sont les plus marquants, à la peinture de la campagne russe, des paysans et des seigneurs. Mais les mutations et les réflexions provoquées par les événements de 1905 déterminent une approche nouvelle de ce thème qui lui était familier et la mise en œuvre de nouveaux moyens d’expression. Au lieu de l’écriture quelque peu élégiaque de ses premiers recueils, Bounine passe à un réalisme impitoyable. À travers la biographie des deux frères Krasov (le Village), Tikhon, le « koulak » qui rachète les terres des seigneurs ruinés, et l’indolent et rêveur Kouzma, poète autodidacte et porte-parole de l’auteur, il exprime âprement la vie désespérante du moujik, montre toute une galerie d’hommes de la glèbe et de la boutique presque tous rudes, mauvais et souffrant de leur méchanceté. L’image de la noblesse russe reflétée par la littérature du xixe s., avec laquelle avait d’abord coïncidé sa propre vision, est soumise à une révision radicale. C’est le requiem de sa classe sociale que chante Bounine lorsqu’il montre, en liaison avec le destin de Nathalie, la vieille servante, la dégénérescence, l’agonie morale et physique des maîtres de Valsèche.

Appartient encore à cette période une des nouvelles les plus connues de Bounine, le Monsieur de San Francisco (1915) : ce millionnaire a sacrifié sa vie à l’édification d’une fortune, mais, aux approches de la soixantaine, il décide de se donner du bon temps ; embarqué avec sa femme et sa fille pour un voyage autour du monde, il meurt à l’escale de Capri, et c’est son cercueil que l’on charge dans les soutes du même paquebot qui l’avait amené en cabine de luxe.

Émigré en France en 1920, Bounine continue de produire, mais se détache de l’actualité. Ses écrits en prose adoptent alors les formes les plus diverses — conte, légende, récit fantastique ou réaliste —, mais presque tous se rattachent à un thème unique : même s’il doit n’être qu’éphémère, conduire à la souffrance et à la mort, un amour authentique est la seule force capable de triompher de la grisaille environnante et de transfigurer le monde. Tels sont l’Amour de Mitia (1925), l’Affaire du cornette Elaguine (1927) et les trente-huit récits du recueil de 1946, Allées sombres.

Conduit par la nostalgie de la patrie à un retour au passé, Bounine travaille de 1927 à 1938 à la composition de la Vie d’Arseniev, relation des souvenirs de ses vingt-quatre premières années : il y dit l’émerveillement frémissant devant la vie qui préside à la formation de son univers enfantin, l’éveil de sa vocation d’écrivain, son amour pour Lika. Le thème de la mort se fait entendre dès les premières lignes et traverse toutes les pages jusqu’à l’ultime. Cet ouvrage devait être, dans la littérature russe, la dernière autobiographie d’un écrivain noble.

A. G.

 K. I. Jaissev, I. A. Bounine, la vie et l’œuvre (en russe, Berlin, 1934). / C. Ledré, Trois Romanciers russes (Nouv. Éd. latines, 1936). / V. N. Afanassev, I. A. Bounine (en russe, Moscou, 1966). / O. N. Mikhailov, Ivan Alekseïevitch Bounine (en russe, Moscou, 1967).